Marilyn Monroe pour toujours

Tout sur Marilyn Monroe en Français et Gratuit  Pages en Français
Carte géographique

InformationsRENSEIGNEMENTS ADDITIONNELS
timbres
MARILYN Timbres Marilyn Monroe du monde entier MONROE

BULGARIE

Marilyn pour toujours

 

Lors du recensement de 1985, la Bulgarie comptait 8 950 000 habitants pour une superficie de 110 912 kilomètres carrés, soit la plus faible densité des Balkans (81 hab./km2) après la Grèce. En 1990, les estimations faisaient état d’une population totale de 8 992 000 personnes. Cependant, en 1989-1990, près de 360 000 citoyens bulgares d’origine turque ont quitté le pays; la moitié serait revenue depuis. Par ailleurs, plusieurs dizaines de milliers de Bulgares ont émigré en Occident depuis la chute du communisme en novembre 1989. En 1992, la population serait largement descendue au-dessous des 9 millions d’habitants. Occupée pendant cinq siècles par les Ottomans, ravagée par les guerres balkaniques et les deux guerres mondiales, la Bulgarie est restée un pays relativement pauvre. Balkanique de par sa géographie, ce petit pays slave, apparu au IXe siècle, a toujours été entouré d’ennemis. Coincée entre un monde grec et turc au sud, roumain au nord, elle n’a de continuité territoriale avec les autres pays slaves qu’à l’ouest. Mais là, elle se heurte à la concurrence des Serbes qui lui disputent la Macédoine. Malgré des origines tataro-mongoles, la Bulgarie s’est ancrée définitivement dans le monde slave. Ce sont les Bulgares qui portèrent le slavon, langue de la liturgie chrétienne orthodoxe slave, à Kiev. Plus tard, les Russes offriront l’indépendance aux Bulgares après avoir battu les troupes de la Sublime Porte. Cette russophilie va perdurer et sera utilisée après 1945, lors de la prise de pouvoir par les communistes presque dans les fourgons de l’Armée rouge. Fidèle serviteur de Moscou, le pays était souvent considéré comme la seizième république de l’U.R.S.S., du moins jusqu’en novembre 1989 et la chute du vieux Jivkov.

1. Un pays géographiquement très divers

Les montagnes

Les montagnes occupent 27,58 p. 100 du territoire bulgare et l’altitude moyenne du pays est de 470 m. Au nord, le Balkan ou Stara Planina (la «Vieille Montagne») prolonge les Carpates méridionales en formant un arc moulé sur la plate-forme de Valachie avant de plonger dans la mer Noire au cap Emin. Si les altitudes ne dépassent pas 2 400 m dans la partie centrale du Balkan, la complexité du relief rend les communications assez difficiles entre le sud et le nord du pays. Les plis réguliers, plus ou moins déversés vers le nord, affectés de flexures et de failles, truffés de noyaux cristallins, donnent, dans une série épaisse de formations calcaires du Crétacé, des sommets pelés et des causses entaillés de canyons. L’érosion, ralentie par un climat sec, n’a que faiblement disséqué la montagne: seul l’Isker (Iskär) se fraie un passage vers le Danube par un défilé emprunté par la route principale. Zone de refuge au temps de l’occupation turque, la montagne a pâti d’une surexploitation pastorale, alors qu’aujourd’hui, la population ayant gagné les plaines, elle n’offre plus que des îlots de peuplement dans les rares bassins intérieurs et dans les parties supérieures des vallées affluentes du Danube, où se pratique encore un élevage transhumant d’ovins et des cultures localement irriguées. Au sud, le haut bastion du Rilo-Rhodope forme une série de horsts limités par de beaux escarpements de failles tertiaires, dominant d’une part les plaines littorales de la mer Égée, d’autre part les bassins de la Struma et de la Maritsa (Marica). Plus élevé (près de 3 000 m), plus humide, tant par la somme des précipitations de régime méditerranéen (plus d’un mètre par an) que par la présence d’un soubassement imperméable (roches cristallines et schistes), l’ensemble du massif demeure une réserve de ressources forestières à peine exploitées, de pâturages frais l’été, un château d’eau au potentiel énergétique important. Du Rhodope proprement dit se détachent, séparés par des bassins intérieurs (Mesta), le Rila, le Pirin, et, dominant le bassin de Sofia, l’avant-poste de Vitosa. Au-delà de la Maritsa, la Sredna Gora (la «Montagne moyenne») et la Sarnena Gora (la «Montagne des cerfs»), séparées de la Stara Planina par un complexe de vallées dont la mieux formée est la «vallée des Roses», constituent une région intermédiaire entre la Stara Planina et le massif du Rilo-Rhodope.

La Bulgarie des plaines

La Bulgarie des plaines est de loin la plus peuplée, la plus cultivée, la plus vivante. Mais elle vit en symbiose avec la montagne qui lui fournit ses eaux, ses bois, ses minerais. La plaine danubienne, de 1 000 m jusqu’au niveau des balta du grand fleuve, est formée par un étagement de plateaux, glacis et terrasses découpés de vallées profondes et larges, aux fonds humides, qui sont autant de rubans de verdure et de cultures irriguées: Isker, Vit, Osäm, Jantra. Les villesmoyennes: Vratsa, Lovec, Pleven (anc. Plevna), Gabrovo, Tirnovo (Tärnovo), Sumen, centres administratifs et manufacturiers, occupent des positions de contact. En Bulgarie, le seul port danubien important est Roussé (anc. Ruscuk), favorisé par le trafic fluvial, mais qui s’est surtout développé grâce aux échanges entre l’U.R.S.S. et la Bulgarie, facilités par le pont routier et ferroviaire qui fut appelé «pont de l’Amitié»: en 1989, la ville dépassait 190 000 habitants. À l’est, les placages de terres noires formés sous un climat aux nuances steppiques qui annonce l’Ukraine s’étendent sur un soubassement ancien recouvert de formations secondaires: Ludo Gorie (la «Forêt folle») et Dobroudja (Dobrudza) dont une partie, le «quadrilatère», a été reprise aux Roumains en 1940, sont partagés en d’immenses exploitations de grande culture sèche, fortement mécanisée; les habitants se concentrent en d’énormes villages, dont Tolboukhin (Tolbuhin, anc. Dobric), promu au rang de centre commercial, offre le meilleur exemple.

Le littoral de la mer Noire

La façade littorale de la Bulgarie est de 378 km: elle tranche par de belles falaises les plateaux de la Dobroudja au nord, de la Strandja au sud. Entre les deux, des faisceaux de vallées convergent vers des zones de subsidence en partie colmatées: des courants littoraux ont construit des flèches de sable isolant des limans, reliant des îlots à la côte (et formant le tombolo de Nesseber), obturant en partie l’embouchure des fleuves, déposant au fond des baies des plages de sable fin et doré. Aux modestes ports de pêche et de cabotage du nord (Kavarna et Baltchik) et du sud (Mitchourin et Sozopol) s’opposent les organismes portuaires de Varna et de Burgas. Le premier a l’avantage d’une baie profonde qu’un canal relie à l’arrière-port de Reka Devnja; il est également relié par un ferry-boat d’une grande importance économique et stratégique au port ukrainien d’Illytchovsk, situé non loin d’Odessa; en 1989, la ville dépassait 300 000 habitants. Moins favorisé, Burgas (200 000 hab.) est spécialisé dans l’importation des hydrocarbures et sa raffinerie en voie d’extension traite le naphte importé de l’ex-U.R.S.S. ainsi que la production locale des gisements de l’arrière-pays. Le trafic portuaire (essentiellement celui de Varna et de Burgas) atteignait 26 millions de tonnes en 1987. Le tourisme balnéaire, symbolisé par la création de toutes pièces des stations des Sables d’Or et de la Côte du Soleil, au nord de Burgas, donnerait à la côte le caractère d’une Riviera méditerranéenne, si les hivers n’étaient si longs – plus de quatre mois – et si froids – moyenne de 0 0C en janvier. Ces caractères climatiques, s’ils tolèrent le figuier et l’amandier, excluent l’olivier et les agrumes. Plus rigoureux encore et plus sec, l’arrière-pays de collines est recouvert d’une formation végétale rabougrie et dégradée que des défrichements ont mis en valeur: les terroirs des exploitations céréalières géantes s’étendent sur des dizaines de milliers d’hectares. Seul le fond des vallées de la Kamtchija (Kamcija) et de la Tundja (Tundza), partiellement irrigué, porte des cultures maraîchères et industrielles qui annoncent les riches pays de la Maritsa.

La transversale bulgare

L’axe de la Bulgarie est constitué par la série de bassins évasés au contact de la Stara Planina et du Rhodope, qui, de la Nisava, affluent de la Morava serbe à la Maritsa, dont le cours inférieur traverse la Thrace turque, se disposent selon une direction nord-ouest-sud-est, sont reliés par des seuils peu élevés et ont été de tout temps empruntés par l’une des plus grandes routes balkaniques: le Carski Drum (la «voie impériale») de Byzance et de l’Empire ottoman. Les activités drainées par cette voie de passage prennent d’autant plus d’importance que la Bulgarie occidentale est isolée des massifs de Serbie et de Macédoine occidentale: aucune route remontant le versant ouest de la Struma ne se poursuit au-delà de la frontière, et la Struma elle-même, qui pourrait être un axe de première grandeur, reste séparée des pays grecs: la Bulgarie ne débouche pas sur l’Égée. De Pirot à Sofia, le seuil est aisé à franchir: route et voie ferrée d’importance internationale (Orient-Express) pénètrent en Bulgarie à Kapitan Andréevo, venant de la ville serbe de Dimitrovgrad (anc. Tsaribrod). Le bassin tectonique de Sofia, traversé par l’Isker, est un carrefour de routes qui explique la préférence donnée à Sofia sur Tirnovo lors de l’indépendance: l’agriculture naturellement pauvre et l’industrie du bassin ont alors progressé en fonction du rôle de capitale d’une ville qui, de 20 000 habitants en 1878, est passée à plus d’un million. Mais le bassin le plus vaste, le plus riche, le plus peuplé est celui de la Maritsa qui, de la passe de Momin à la frontière turque, écoule les eaux du Rhodope au pied de beaux escarpements boisés; de plus, les rivières affluentes de la Maritsa lui apportent, au nord comme au sud, les eaux nécessaires à l’irrigation de ces plaines aux sols fertiles mais peu arrosées et où certains étés sont arides. Autour des gros bourgs, qu’ils soient situés dans la vallée des Roses, au pied du Rhodope, dans la vallée de l’Arda ou sur le fleuve même, s’étendent des zones d’irrigation traditionnelle; jardins et vergers fournissent des produits à hauts rendements, plusieurs récoltes se succédant dans l’année sur le même champ: légumes d’eau, piments, concombres, melons et pastèques, tomates, auxquels succèdent les fruits: cerises, abricots, pêches. Le développement de l’irrigation, à partir des barrages de la Stara Planina ou du Rhodope, a permis d’étendre les cultures industrielles, les oléagineux comme le tournesol, le tabac et surtout le coton, ainsi que les vergers et les vignobles de grand rapport gérés par de puissantes coopératives. La deuxième ville de Bulgarie, Plovdiv, concentre les activités de tout le sud-est du pays: sa population est passée de 30 000 habitants à la fin du XIXe siècle à 365 000 à la fin des années quatre-vingt. Ses industries transforment les produits régionaux: cellulose et papeterie, conserverie, vinification et manufactures de tabac; industrie des textiles, surtout, qui, à partir de la fabrication traditionnelle de tapis, s’est élevée au niveau de la grande production industrielle; le combinat Maritsa intègre filatures et tissages, utilisant aussi bien la soie et le chanvre locaux que le coton importé d’Égypte ou de l’Inde et que la laine des troupeaux de la montagne. La foire internationale de Plovdiv, carrefour entre l’Occident et l’Orient, symbolise parfaitement la fonction de passage et de contact des plaines de Thrace.

2. De la Bulgarie avant les Bulgares à la République populaire

Le Moyen Âge bulgare

L’histoire de la Bulgarie commence avec l’installation sur le territoire actuel du peuple qui lui a donné son nom, avec la fondation de l’État bulgare d’Asparuch en 681. Mais il y eut une Bulgarie avant les Bulgares, dont le substrat ethnique originel est la Thrace et qui porte l’empreinte des grandes civilisations de l’Antiquité. Varna, Sozopol, Nessebar sont les héritières de colonies grecques fondées dès les VIIe-VIe siècles avant notre ère. Philippopoli, ancien nom de Plovdiv, évoque Philippe de Macédoine; Sofia elle-même était la Serdica romaine, quand la Bulgarie se nommait la Mésie.

Slaves et Protobulgares

La Bulgarie médiévale s’est formée au terme des grandes migrations du haut Moyen Âge aux dépens de l’Empire byzantin. Elle se distingue des autres royaumes barbares par sa dualité initiale, curieuse symbiose entre deux peuples totalement différents par l’origine et la langue. Elle est née autant d’un voisinage fortuit des sept tribus slaves d’entre Danube et Balkan (cf. une des vagues de la grande marée slave qui submerge la péninsule balkanique aux VI-VIIe s.) et des Protobulgares, nomades d’origine turque arrivés en Dobroudja après bien des vicissitudes, que de la nécessité pour ces deux peuples d’organiser leur défense commune contre la reconquête byzantine. Sous l’autorité du khan protobulgare Asparuch, la fédération slavo-bulgare réussit ainsi à faire reconnaître par Byzance l’existence du premier royaume bulgare, que son manque de cohésion condamnait à plus ou moins long terme. Aussi, la véritable naissance de la Bulgarie est-elle liée à son unification, qui est en même temps une slavisation, le terme «bulgare» prenant alors l’acception qu’il a gardée. Les artisans en furent les deux grands tsars Boris (852-889) et Siméon (893-927). Les moyens en furent la conversion de la Bulgarie au christianisme byzantin en 865 et surtout (sans quoi la Bulgarie fût facilement tombée sous l’influence de Constantinople) l’adoption de la liturgie en langue slave, que les inventeurs de l’alphabet slave, Cyrille et Méthode, avaient créée en vain pour la Moravie, mais que leurs disciples, Clément d’Okhrid et Naoum, introduisent en Bulgarie. Événement d’une immense portée, qui donne au peuple bulgare son unité morale, qui assure définitivement la victoire de la langue slave, commune désormais à l’aristocratie, au clergé et au peuple.

Byzance

En accédant à une civilisation de l’écriture, la Bulgarie peut recueillir le patrimoine culturel byzantin et l’enrichir selon son génie propre. Les résultats ne se sont pas fait attendre. Le règne de Siméon, le «Charlemagne bulgare», est l’âge d’or de la Bulgarie médiévale. On verra ailleurs l’épanouissement des lettres, illustrées par les noms de Jean l’Exarque, de Constantin l’Évêque et du moine Khrabar. Les fouilles de Preslav, où Siméon établit sa capitale et le siège du patriarcat de l’Église bulgare indépendante, ont mis au jour un art non moins brillant (l’«église d’or» et le palais royal avec ses revêtements de marbre, d’or et de bois sculpté). La Bulgarie de Siméon se pose en rivale de Byzance, menace l’Empire jusque dans sa capitale. Mais la féodalisation progressive de la société transforme les paysans libres en tenanciers dépendants. La protestation sociale contre les riches et les puissants – tsar, boïars, Église – prend, comme il arrive souvent au Moyen Âge, la forme de l’hérésie religieuse. C’est le bogomilisme, du nom du pope Bogomil qui prêcha cette doctrine d’inspiration manichéenne, tendant à établir une société ascétique et égalitaire, et dont les cathares sont probablement les lointains héritiers. Byzance profite de l’affaiblissement du royaume pour soumettre en 972 la Bulgarie proprement dite, puis, après une série de guerres longues et cruelles menées par Basile II «le Bulgaroctone», les provinces occidentales, où le boïar Samuel avait tenté de constituer un État macédonien (1018). La Bulgarie toutefois refuse l’assimilation. Quand Byzance à son tour tombe en décadence, à la veille de succomber sous les coups des croisés latins, l’insurrection libératrice éclate en Bulgarie du Nord, à Tirnovo, dirigée par deux boïars, les frères Pierre et Assen.

Décadence

Le deuxième royaume bulgare va jeter ses derniers feux sous les règnes de Kalojan (1197-1207) et Ivan Assen II (1218-1241): reconstitution territoriale, grâce à d’éclatantes victoires sur les Grecs et les Latins, d’une grande Bulgarie étendue de la mer Noire à l’Adriatique et à la mer Égée; essor du commerce, dû aux relations étroites que la Bulgarie entretient avec les marchands de Raguse; réveil intellectuel qu’atteste une nouvelle floraison de la littérature religieuse ou profane, officielle ou apocryphe; essor de l’art religieux, qui imite Byzance dans l’architecture (église de Nessebar), mais atteint une admirable originalité dans les fresques de Boïana (milieu du XIIIe s.). Mais c’est le chant du cygne de la Bulgarie médiévale, qui connaît une décadence irrémédiable après la terrible invasion tatare de 1240. Le régime seigneurial se durcit. L’État se dissout dans l’anarchie féodale. En 1278, une formidable jacquerie embrase toute la Bulgarie et permet à un paysan, Ivaïlo, de se faire proclamer tsar en 1371. La Bulgarie finit par se démembrer en deux royaumes, celui de Tirnovo et celui de Vidin, parfaitement incapables de résister à la vague ottomane et qui tomberont, le premier en 1393, le second en 1396.

Sous le joug ottoman

Survie d’une nation

L’État bulgare disparaît pour près de cinq siècles, mais non la nation bulgare. Pourtant, tout conspirait à la détruire. Sur le plan social, plus de classe dirigeante autochtone. Les boïars ont été remplacés par les nouveaux féodaux turcs, pachas, beys et spahis. Il ne reste qu’un peuple de paysans, écrasés par la dîme, la capitation et les corvées. Sur le plan démographique, c’est, après les massacres et les déportations de la conquête, la cruelle levée périodique des enfants dont on fait des janissaires. C’est la colonisation des plaines bulgares, riches et relativement proches du centre de l’Empire, en particulier la vallée de la Maritsa et le littoral de la mer Noire, par des paysans turcs d’Anatolie. C’est la métamorphose des villes – notamment Sofia – qui prennent avec leurs mosquées, leurs bazars, un aspect oriental et dont la population est souvent plus turque, grecque ou arménienne que bulgare. Il est vrai que les Turcs ont permis aux peuples asservis de conserver leur foi, leur Église (seuls les Pomaks du Rhodope céderont à la conversion forcée). Mais c’est pour la Bulgarie une autre cause de dénationalisation, extrêmement insidieuse. Les diocèses bulgares ont été rattachés au patriarcat de Constantinople, qui dispose également de pouvoirs administratifs. Par le haut clergé grec, par le retour à la liturgie en langue grecque, l’hellénisation regagne du terrain. D’autant plus que les colonies de commerçants grecs établis dans les villes forment les cadres de la vie économique. Malgré tout, l’esprit national reste vivace. Il se manifeste dans la résistance populaire à l’envahisseur, qu’incarnent les haïdouks, hors-la-loi des montagnes dont les chansons populaires célèbrent les exploits. D’autre part, les traditions intellectuelles et artistiques de la nation bulgare se maintiennent grâce à des conservatoires que sont les monastères (et, entre tous, celui de Saint-Jean-de-Rila), qui continuent à pratiquer très tard l’art byzantin de la fresque et de l’icône.

Renaissance bulgare

C’est cette survie latente de la nation qui permet à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle ce qu’on appelle la «Renaissance bulgare». Le moine Païssi, du couvent de Khilendar au mont Athos, exalte dans son Histoire slavo-bulgare (1762) le passé glorieux de son pays et fustige ses compatriotes honteux de parler leur langue maternelle. Sofroni, évêque de Vratsa, peint les malheurs présents du peuple bulgare asservi et montre que le chemin du salut est dans l’instruction populaire. Ces appels trouvent un écho, parce que les structures économiques et sociales de l’Empire ottoman sont alors en pleine mutation, particulièrement en Bulgarie, avec la crise du système féodal. Le tchiflik, propriété foncière privée, exploitée directement par son détenteur, se répand de plus en plus; la mobilisation des terres profite aussi à une couche favorisée de petits propriétaires bulgares. Le capitalisme industriel fait ses premiers pas le long de la chaîne du Balkan, où naissent de petits ateliers métallurgiques et surtout des industries textiles. Le marchand Jeliazkov fonde à Sliven en 1834 la première manufacture de drap, et ce sera l’industrie bulgare qui fabriquera les uniformes des soldats turcs pendant la guerre de Crimée et qui habillera les ouvriers du canal de Suez. Ainsi se forme une bourgeoisie bulgare, pour laquelle s’ouvrent à la même époque des écoles laïques bulgares (la première en 1835) et non plus grecques, sous l’impulsion de pionniers comme Petär Beron, Vassil Aprilov et Neofit Rilski. De ces écoles sortira une intelligentsia issue de la petite bourgeoisie et proche du peuple, capable de diriger un mouvement révolutionnaire de libération. Celle-ci consiste d’abord à détruire l’hégémonie intellectuelle et spirituelle de l’hellénisme: des émeutes éclatent pour obtenir la bulgarisation du clergé, le retour à la liturgie slave et finalement l’indépendance de l’Église bulgare. En 1870, malgré la vive résistance du patriarcat de Constantinople, le sultan accorde la constitution d’un exarchat bulgare autonome. D’ardents patriotes préparent ensuite, en Bulgarie même ou dans les milieux de l’émigration bulgare de Bucarest, l’étape décisive de la libération politique: les maîtres d’école G. Rakovski et Vassil Levski, le publiciste Karavelov, le poète Khristo Botev. Mais l’héroïque insurrection d’avril 1876 n’aboutit qu’à déchaîner sur le pays une répression d’une férocité sans précédent. La Bulgarie ne pourra se libérer qu’avec l’aide étrangère, quitte à subir des protections intéressées ou le contrecoup de querelles internationales qui la dépassent. Ainsi, profitant de l’émotion soulevée en Europe par les «horreurs bulgares», la Russie déclare la guerre à la Turquie et, victorieuse, lui dicte la paix de San Stefano, qui ressuscite une grande Bulgarie étendue jusqu’au lac d’Okhrid et aux portes de Salonique. Mais l’opposition de l’Angleterre et de l’Autriche-Hongrie oblige Saint-Pétersbourg à accepter la révision du traité faite par le Congrès de Berlin en 1878. La Macédoine retourne à l’Empire ottoman. La «Roumélie orientale» (région de Plovdiv) n’a qu’un statut de province autonome. La principauté de Bulgarie, qui reste tributaire du sultan, s’arrête à la chaîne du Balkan: ces décisions arbitraires pèseront sur l’avenir de la Bulgarie moderne.

L’indépendance (1878)

Une constitution démocratique

La première tâche de la Bulgarie libérée est d’ordre politique: organiser l’État. Par suite de l’absence de toute aristocratie foncière sur laquelle on aurait pu fonder un régime censitaire et conservateur, la Constitution de Tirnovo est étonnamment démocratique. Elle partage les pouvoirs entre un prince recommandé par les puissances signataires de Berlin et une assemblée élue au suffrage universel, et elle garantit les libertés individuelles classiques. La Bulgarie parvint ensuite à éliminer les clauses les moins viables du traité de Berlin: les principautés de Bulgarie et de Roumélie, de peuplement identique et d’économies complémentaires, furent réunies en 1885, à la suite d’une révolution sans effusion de sang à laquelle l’Europe se résigna. La Bulgarie unifiée reprit peu à peu sa pleine souveraineté en matière commerciale et douanière. En 1908 enfin, le prince Ferdinand prend le titre de tsar, affirmant à l’égard de l’Empire ottoman une indépendance désormais totale. Cependant les institutions parlementaires ont eu beaucoup de peine à s’acclimater dans un pays essentiellement rural et sans aucune expérience politique. Le premier prince, Alexandre de Battenberg (1879-1887), commença par suspendre la Constitution, trop libérale à son gré. Son successeur, Ferdinand de Saxe-Cobourg (1887-1918), dut subir la dictature brutale du «libéral» Stambolov jusqu’en 1894, mais ne se débarrassa de lui que pour imposer sa politique personnelle, usant, au gré des circonstances, des leaders, sans grande audience populaire il est vrai, du parti conservateur ou du parti libéral éclaté en tendances rivales.

Effort de modernisation

Les problèmes posés par le développement économique de la Bulgarie n’étaient pas moins difficiles, car son retard était encore considérable par rapport à l’Europe occidentale ou centrale. La bourgeoisie libérale au pouvoir, en particulier sous Stambolov, a fait un grand effort de modernisation: équipement ferroviaire – transversale Nich-Sofia-Plovdiv-Constantinople – et portuaire – Varna, Bourgas – et elle a soutenu systématiquement la jeune industrie nationale (surtout textile et alimentaire). Mais la Bulgarie ne peut financer cette politique d’équipement, qui intervient alors que les dépenses militaires sont très fortes, que par des emprunts extérieurs à Londres, Paris ou Vienne; mais ceux-ci coûtent cher et imposent des charges fiscales très lourdes, qui retombent en définitive sur le monde paysan. La Bulgarie avait fait sa révolution agraire à la faveur de la guerre russo-turque de 1877-1878. Les terres abandonnées par les Turcs en fuite avaient été réparties entre les paysans bulgares, mais moyennant indemnisation des anciens propriétaires par l’État bulgare. Le remboursement des prêts de rachat, les impôts qui s’y ajoutent, et cela au moment où les prix agricoles baissent sur les marchés mondiaux, provoquent un malaise rural croissant. Vers la fin du siècle, les progrès de l’industrialisation et les difficultés de l’agriculture trouvent leur expression politique dans l’apparition de partis ou mouvements nouveaux, qui prennent en charge les intérêts des classes sacrifiées (ouvriers et paysans) par la bourgeoisie au pouvoir. D’une part, le parti social-démocrate bulgare fondé, en 1891 par Dimitar Blagoev, éclate en 1903, à l’instar du socialisme russe, en deux tendances: un socialisme «large», réformiste, orienté vers les libéraux, et un socialisme «étroit», intransigeant et strictement prolétarien. D’autre part, la Ligue agrarienne, dont les préoccupations, d’abord éducatives, deviennent politiques avec Alexandre Stambolijski, après la flambée des émeutes agraires de Varna en 1900.

Un nationalisme exacerbé

Mais le fait qui domine cette période est l’exaspération d’un nationalisme, frustré au départ par la révision du traité de San Stefano. La réunion de la Bulgarie et de la Roumélie n’a jamais fait oublier le troisième tronçon irrédent, la Macédoine, dont la population slave est tenue pour bulgare par le gouvernement et l’opinion. Le nationalisme est d’ailleurs pour Ferdinand et pour les libéraux un moyen commode de popularité. D’où la propagande menée en Macédoine même par l’Organisation révolutionnaire intérieure, plus ou moins contrôlée par un comité macédonien de Sofia.

La guerre balkanique

La guerre balkanique de 1912, menée avec les Serbes et les Grecs, visait à chasser conjointement les Turcs des Balkans, mais, au moment du partage des dépouilles, l’état-major bulgare prit la désastreuse initiative de s’emparer par la force des territoires revendiqués. Vaincue par ses alliés de la veille en 1913, la Bulgarie doit signer la paix Bucarest, qui lui ouvre un accès à la mer Égée, mais l’oblige à abandonner la Macédoine à la Grèce et à la Serbie, la Dobroudja méridionale à la Roumanie. Persévérant dans l’erreur, le roi Ferdinand Ier compte prendre sa revanche en 1915, en entrant en guerre au côté des puissances centrales, ce qui a pour résultat d’infliger une humiliation supplémentaire au nationalisme bulgare (traité de Neuilly de 1919, qui confirme les clauses de Bucarest, à cela près qu’il enlève à la Bulgarie son débouché maritime de Thrace). Le royaume ne se remettra pas de ce choc. L’histoire de l’entre-deux-guerres n’est faite que de difficultés économiques et de convulsions politiques. Aux séquelles économiques de la guerre (lourdes réparations, accueil de quelque 150 000 réfugiés de Thrace et de Macédoine) viennent s’ajouter les effets catastrophiques de la grande crise mondiale sur une économie fondée sur l’exportation de produits agricoles et les crédits extérieurs.

Glissement vers le fascisme

On comprend que la vie politique soit dominée par la violence sous le règne de Boris III (1918-1943), en faveur de qui Ferdinand a dû abdiquer. Stambolijski établit en 1920 une dictature paysanne, qui limite à trente hectares la propriété foncière et réduit les revenus industriels et financiers; mais il est renversé et assassiné en 1923. L’insurrection manquée des communistes et des agrariens, en septembre 1923, ouvre une ère de terrorisme et de contre-terrorisme, où s’entretuent communistes (héritiers des socialistes «étroits», menés du Komintern à Moscou par l’intermédiaire de Dimitrov et Kolarov), révolutionnaires macédoniens et ligues fascistes. Il semble que la démocratie soit impossible en Bulgarie. Avec les officiers nationalistes du groupe Zveno, en 1934, puis, à partir de 1935, les ministères à la dévotion du Palais, on s’oriente de plus en plus vers les formules autoritaires. Le glissement de la politique intérieure vers le fascisme s’accompagne d’une évolution analogue de la politique étrangère: affinités politiques avec les pays de l’Axe, mais aussi adhésion à un système économique d’échanges, qui paraît alors offrir la seule issue possible à la crise. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement Filov prend parti pour l’Allemagne nazie et, en mars 1941, ouvre le territoire bulgare aux troupes allemandes qui vont envahir la Grèce et la Yougoslavie. En récompense, la Bulgarie pourra occuper la Macédoine et la Thrace tant convoitées. Mais, dès 1943, la guerre paraît perdue pour l’Allemagne. Le roi Boris songe à une paix séparée avec l’Angleterre et les États-Unis (la Bulgarie ne participe pas à la guerre contre l’U.R.S.S.). Mais il meurt brusquement. Une nouvelle fois, son imprudent expansionnisme met la Bulgarie au bord de l’effondrement.

3. La République populaire bulgare

À partir de septembre 1944, des changements profonds s’opèrent dans la société bulgare. L’ancienne structure sociale, fondée sur la propriété privée, la monarchie constitutionnelle et les élites traditionnelles, est détruite. Un nouvel ordre social commence à s’établir sous la couverture de l’occupation du pays par l’armée soviétique. Sur cette base, l’Union soviétique contrôle et oriente le développement ultérieur de la Bulgarie. Une classe de fonctionnaires du Parti communiste et de l’État, qui seule possède le pouvoir de décision et les privilèges qui en découlent, s’installe en maître. Elle dirige, par l’intermédiaire du Parti communiste, un système politico-économique d’apparence collectiviste qui sert ses intérêts et dissimule sa position dominante. L’orientation principalement nationale de la politique du pays change au profit d’une vision où priment l’alignement inconditionnel sur l’U.R.S.S. et l’expansion du socialisme dans le monde. Quatre décennies plus tard, le régime politique ainsi que tout le système social s’essoufflent. La société bulgare aspire à une évolution qui prendrait en compte son caractère et ses traditions nationales propres de même que les droits fondamentaux de l’homme. À partir de novembre 1989, elle va se débarrasser en douceur du système communiste.

L’occupation soviétique

Pendant les entretiens Hitler-Molotov (Berlin, novembre 1940), l’U.R.S.S. manifeste sa volonté d’inclure la Bulgarie dans sa sphère d’influence. L’Allemagne s’y refuse, et c’est l’une des raisons de la fin du pacte germano-soviétique conclu en août 1939. À l’automne de 1944, l’U.R.S.S. entreprend de mettre son projet à exécution. Le 5 septembre, l’U.R.S.S. déclare la guerre à la Bulgarie. Le gouvernement démocratique de Konstantin Mouraviev, qui est au pouvoir depuis le 2 septembre, demande tout de suite un armistice; puis, le 8 septembre, il déclare la guerre à l’Allemagne. Le même jour, l’armée soviétique commence à pénétrer dans le pays. Les sympathisants du Front de la patrie (mouvement clandestin fondé en 1942, dirigé en fait par le Parti communiste) fraternisent avec ses détachements. Bien que les canons n’aient pas tonné, l’occupation soviétique commence. Le 9 septembre, à la suite d’un coup d’État, est proclamé le gouvernement du Front de la patrie. La bienveillance des autorités soviétiques assure son implantation. Formellement, le régime n’est pas modifié. La Constitution libérale de Tirnovo reste en vigueur. Il n’y a que quatre ministres communistes sur les seize que comporte le gouvernement. Mais cela ne reflète pas la réalité de la situation. Au matin du 9 septembre, seul des partis qui forment le Front de la patrie, le Parti communiste dispose d’un appareil hiérarchisé et discipliné et de groupes armés aguerris. Le 10 septembre, la Milice est constituée force armée du nouveau pouvoir. L’entrée dans ses rangs est réservée exclusivement aux membres du P.C. et à ses sympathisants. Le P.C. bulgare entretient depuis plus de vingt ans des liens organiques avec le pouvoir soviétique. Certains de ses cadres travaillent comme fonctionnaires du parti, de l’armée, des services de sécurité et de renseignement soviétiques. Ils commencent à rentrer en Bulgarie et à s’emparer – sous la protection de l’armée soviétique – des principaux leviers du pouvoir. Dans ces conditions, il est évident que le P.C. se sert du Front de la patrie comme d’une simple couverture pour réaliser sa politique de transformation de la société d’après l’exemple soviétique. Aurait-il réussi à imposer sa volonté à la nation dans des conditions normales? Rien n’est moins sûr. Les autres partis du Front de la patrie ne partagent pas les projets politiques du P.C. Mais le pays est occupé. Les forces armées soviétiques restent en Bulgarie du 8 septembre 1944 à la fin de l’année 1947. Leur présence soutient le Parti communiste et paralyse toutes les autres forces sociales. En 1948, le chef du P.C. bulgare, Georges Dimitrov, admet que, si l’armée soviétique n’avait pas été présente dans le pays, la politique suivie par le parti aurait rencontré une telle résistance qu’elle aurait probablement échoué.

Les changements imposés

Les changements imposés au pays pendant l’occupation atteignent tous les domaines vitaux. L’appareil administratif, l’armée et la justice sont placés sous le contrôle direct du P.C. ou des comités du Front de la patrie. À partir de 1946, le P.C. prend la direction du gouvernement et tous les ministères importants. Les «tribunaux du peuple» jugent plus de dix mille anciens ministres, députés, industriels, journalistes, sur la base de décrets qui n’existaient pas au moment de leurs «crimes». Plus de deux mille accusés sont condamnés à mort et exécutés. Un référendum abolit la monarchie, et la République populaire est proclamée le 15 septembre 1946. Les partis politiques de la coalition gouvernementale doivent mettre fin à leur existence de «leur propre initiative». Ceux de l’opposition sont détruits par des procès montés contre leurs dirigeants (G. M. Dimitrov, Nicolas Petkov, Krastiu Pastoukov, Kosta Loultchev, etc.). À côté du P.C. ne reste comme «parti politique» qu’une des tendances de l’ancienne Union agrarienne, qui se refuse à avoir un programme politique propre et accepte la direction du P.C. ainsi que son programme. Toutes les organisations de masses sont également obligées de se soumettre au P.C. Une réforme agraire met à la disposition de l’État toutes les propriétés individuelles au-dessus de 20 ha. Moins d’un tiers de ces terres appartiendra aux petits paysans, le reste allant aux fermes coopératives organisées sur le modèle soviétique. Le premier plan biannuel pour le développement économique (1947-1948) et les sociétés mixtes soviéto-bulgares posent les bases de l’influence soviétique, déterminante pour l’économie du pays. En décembre 1947, avant le départ des forces d’occupation, l’Assemblée nationale vote une nouvelle Constitution calquée pour l’essentiel sur celle de l’Union soviétique de 1936. Cette Constitution proclame une «amitié éternelle envers l’U.R.S.S.» Dans le même mois, l’industrie, les mines et les banques sont nationalisées. Après le retrait des forces d’occupation, la transformation du pays continue sous l’œil attentif de milliers de conseillers et de spécialistes soviétiques. En mars 1948, un traité lie la Bulgarie et l’U.R.S.S. dans tous les domaines. Les principes connus plus tard sous le nom de «doctrine Brejnev» y existent déjà en germe, car il prévoit une «aide immédiate entre les partenaires avec les moyens militaires et tous ceux qui sont à leur disposition», ainsi que des consultations mutuelles sur «toutes les questions importantes». Au nom de la construction du socialisme, l’appareil du P.C. décide une industrialisation accélérée qui se traduit par un fort taux d’urbanisation et un transfert important de population active du secteur primaire aux secteurs secondaire et tertiaire. Les deux premiers plans quinquennaux (1949-1953 et 1953-1957) sont fondés sur les principes éprouvés du stalinisme: sacrifice de la consommation en faveur de l’investissement, et priorité absolue donnée à l’industrie lourde. En 1950, le parti entame aussi la collectivisation de l’agriculture, qui touche 50 p. 100 des terres dès la fin de l’année. Pourtant, la très vive résistance des paysans oblige le parti à freiner ce mouvement qui ne reprendra qu’en 1956. L’U.R.S.S. juge la situation suffisamment conforme à ses intérêts pour procéder à de gros investissements. De 1945 à 1955, l’aide soviétique (investissements, cadres, crédits) reçue par la Bulgarie est, par tête d’habitant, la plus élevée de tous les pays socialistes.

Soumission de la «force dirigeante»

Le fait social le plus important de cette période est la position singulière de l’appareil du Parti communiste. Instaurée en fait pendant l’occupation soviétique, elle est consacrée par le Ve congrès du P.C. (décembre 1948). Toutes les décisions de l’administration, celles des organes élus du pouvoir ou des organisations de masses (en principe, indépendantes), sont soumises au préalable à l’approbation des instances du P.C. Ce monopole de l’appareil du Parti communiste sur tous les pouvoirs de décision dans la société ne provient d’aucun texte constitutionnel, ni d’aucune loi. Dans ses statuts de 1954, le P.C. se proclame lui-même «force dirigeante de l’État et de la société». La position dominante de l’appareil du P.C. sur la vie sociale n’exclut pas les crises politiques majeures. Au moment de la «guerre froide» avec l’Occident et du combat sans merci contre l’«hérésie titiste» se déroule une phase décisive de la lutte pour la soviétisation du P.C., condition de la soviétisation du pays. Le P.C. bulgare sort de la clandestinité le 9 septembre 1944 avec un peu plus de huit mille membres. Ses rangs grossissent rapidement. Avoir la carte du parti est la première condition requise pour quiconque veut participer activement à la vie sociale. Quatre années plus tard, en décembre 1948, le nombre des membres du parti approche un demi-million. Qui va diriger cette masse? Telle est la question cruciale pour l’avenir du pays. Directement aidés par les Soviétiques, les cadres dirigeants du P.C. qui «ont fait leurs armes» en Union soviétique commencent à chasser ceux qui s’étaient formés sur place. La première victime est Traïcho Kostov, membre du bureau politique et secrétaire du comité central. Accusé d’être un «agent des pays impérialistes et de la Yougoslavie titiste», ainsi qu’un «ennemi de l’Union soviétique», Kostov refuse de plaider coupable. Son exécution en décembre 1949 ouvre la voie du pouvoir suprême à Valko Tchervenkov, gendre de G. Dimitrov. Des centaines de cadres du P.C. accusés de «défaillance nationaliste et antisoviétique» tombent en disgrâce. Plus de 30 p. 100 des membres du parti sont exclus et victimes de diverses répressions. Arrivant après l’anéantissement de toute vie sociale libre, cette vague de terreur dans les rangs du parti lui-même abasourdit et désarme la société tout entière.

La politique d’avril

Les contraintes et les répressions pesant sur la population et l’attribution des responsabilités aux seuls «communistes venus de Moscou» ne pouvaient être les piliers d’une politique de longue haleine. La mort de Staline et les changements intervenus en U.R.S.S. dans les trois années qui suivent rendent possible une évolution de la situation en Bulgarie. Au début d’avril 1956 se tient un plénum du comité central du P.C. bulgare, dit «plénum d’avril». Depuis plus d’un quart de siècle, son rapport, ses délibérations et une grande partie de ses décisions sont toujours tenus secrets. Le plénum d’avril marque le début de l’ascension du futur chef du parti et de l’État, Todor Jivkov, déjà esquissée au VIe congrès du P.C. (1954). Les développements ultérieurs de la politique du parti permettent de conclure que l’essentiel de ces décisions se résume à un compromis entre les intérêts de la politique soviétique en Bulgarie et ceux de la bureaucratie nationale du parti et de l’État. La direction du P.C. garantit à Moscou que la poursuite des transformations de la société bulgare sur le modèle soviétique et la recherche des solutions aux problèmes futurs se feront en accord complet avec l’U.R.S.S. En échange de cet abandon de toute politique nationale et indépendante, la direction soviétique admet une nouvelle composition du cercle dirigeant bulgare où les «communistes du pays» ont leur place. L’U.R.S.S. s’engage à soutenir le développement économique bulgare, à la condition que celui-ci soit étroitement lié au sien. Forts de l’appui soviétique, les cadres du parti, ceux des services de sécurité et de l’armée font bloc pour empêcher la moindre tendance à la libéralisation. Quelques modestes tentatives pour ouvrir un débat public sont écrasées comme «déviations petites-bourgeoises». Discrètement, le comité central réhabilite les communistes victimes des répressions de la décennie précédente. Une politique plus souple envers les paysans remplace certaines mesures de contrainte: système de ventes contractuelles à la place des réquisitions, relèvements successifs des prix agricoles, avances en espèces et pensions aux paysans, etc. Diverses mesures tendent à accroître les compétences des conseils populaires et la participation des citoyens à la gestion des affaires locales. On incite également les organisations de masses à faire preuve de plus d’initiative. Le plan économique approuvé en 1958 et le programme de vingt ans (1960-1980), révélé en 1962 seulement, promettent, à côté de la poursuite de l’industrialisation accélérée, de prêter plus d’attention aux besoins de consommation et au niveau de vie. Sur le plan de la politique extérieure, des relations normales sont rétablies avec la Yougoslavie et la Grèce. À défaut d’une vie politique libre, le climat social reflète un relatif apaisement. La collectivisation de l’agriculture arrive à sa fin vers 1958. L’industrialisation accélérée et l’urbanisation qui l’accompagne créent chez une partie substantielle de la population l’espoir d’une éventuelle promotion professionnelle et sociale.

Une nouvelle Constitution

Le «style Khrouchtchev» influence profondément la politique du P.C. bulgare. À l’exemple du P.C.U.S., il établit aussi un programme de construction du communisme (qui sera oublié après 1964). Les changements dans la direction soviétique permettent à Jivkov de modifier la composition de l’équipe dirigeante bulgare. Ainsi, vers le milieu des années soixante, Jivkov s’affirme-t-il à la tête d’une direction du parti et de l’État sensiblement rajeunie. Mais il semble que tous les cadres du parti et de l’armée n’approuvent pas la ligne suivie. En avril 1965, un complot armé est déjoué. Le nombre des cadres impliqués ainsi que leur programme ne sont pas dévoilés. Le 12 mai 1967, Todor Jivkov et Leonid Brejnev signent à Sofia un nouveau traité soviéto-bulgare qui confirme l’engagement d’«amitié éternelle et indestructible» du traité de 1948. Au cours des années qui suivent, une commission présidée par Jivkov élabore une nouvelle Constitution, promulguée le 18 mai 1971. Celle-ci codifie l’ordre social établi en vingt-cinq ans de régime de «démocratie populaire» et crée les bases juridiques des changements ultérieurs. La Constitution proclame que le «Parti communiste bulgare est la force dirigeante de la société et de l’État» et que «l’État sert le peuple [...] en développant et en affermissant l’amitié, la coopération et l’entraide avec l’U.R.S.S. et les autres pays socialistes». Elle affirme que l’internationalisme socialiste est «un des principes du système politique de la société» et que «l’économie de la République populaire de la Bulgarie se développe comme une partie intégrante du système économique socialiste mondial». La Constitution instaure un Conseil d’État défini comme un «organe supérieur du pouvoir de l’État, qui lie la prise des décisions à leur exécution [et] assure l’union des activités législative et exécutive». Le premier secrétaire du P.C. obtient le poste de président du Conseil d’État (T. Jivkov, le 7 juillet 1971). Telle est l’expression constitutionnelle de la prépondérance du pouvoir du parti à tous les échelons de l’État, ainsi que de sa personnalisation. La soviétisation classique imposée au pays par la force pendant les années quarante et cinquante est la forme que revêt la «légalité socialiste». Les dispositions constitutionnelles offrent au P.C. et aux autorités soviétiques toutes les possibilités pour faire évoluer les relations entre les deux pays.

Un «rapprochement toujours plus étroit avec l’U.R.S.S.»

Le Xe congrès du P.C. (1971) ouvre la nouvelle phase des relations bulgaro-soviétiques qui, officiellement, sera annoncée au plénum du comité central du parti en juillet 1973. C’est la ligne du «rapprochement toujours croissant et plus étroit avec l’U.R.S.S.» (T. Jivkov). Avant 1973, la Bulgarie était déjà un «allié privilégié» de l’Union soviétique. Plus de 55 p. 100 du commerce extérieur bulgare se faisaient avec l’U.R.S.S. L’«identité de vues» de la direction bulgare avec les Soviétiques était toujours parfaite. Même dans des circonstances critiques pour Moscou, comme au moment de l’insurrection populaire hongroise de 1956, ou du Printemps de Prague de 1968, l’orthodoxie idéologique et politique du P.C. bulgare a été sans défaut. Les décisions du plénum de juillet 1973 ont pour conséquence que la Bulgarie accepte et applique, avant les autres membres du C.A.E.M. (Conseil d’aide économique mutuelle), la coordination bilatérale de longue durée et l’intégration à l’U.R.S.S. En 1976, le développement économique est «déjà coordonné» avec celui de l’U.R.S.S. jusqu’aux années 1990. On met en pratique la politique dite d’«intégration organique»: les responsables de chaque secteur de l’appareil du parti, de l’administration de l’État ou d’un organisme social sont obligés d’entretenir des contacts réguliers avec les dirigeants du secteur soviétique correspondant et de coordonner avec eux leur travail. La «russification» culturelle et idéologique s’accélère. La langue russe est obligatoire dès l’école maternelle. 251 journaux et revues soviétiques pour 1 000 habitants entrent quotidiennement en Bulgarie, alors que le tirage des quotidiens bulgares est de 252 exemplaires pour le même nombre d’habitants (1979). Quelques années plus tard, les chiffres correspondants sont de 350 exemplaires pour les journaux et revues soviétiques, contre seulement 316 pour les quotidiens bulgares (1986). Le passage par une école soviétique devient en pratique une condition obligatoire pour toute promotion sociale importante. (Pour les cadres du Parti communiste, de l’armée et des services de sécurité, c’est la règle depuis les années 1950.). Les relations bulgaro-soviétiques sont citées par la direction soviétique comme «un exemple à suivre par tous les pays socialistes» (L. Brejnev). Au cours des années 1970, certains observateurs avaient exprimé la crainte d’une annexion pure et simple de la Bulgarie par l’U.R.S.S. Il semble que la formule choisie soit différente. Le système politique, économique et social bulgare se rapproche du système soviétique jusqu’à perdre la possibilité d’une existence indépendante. Mais les éléments formels qui font de la Bulgarie un État indépendant sont sauvegardés, au moins pour un certain temps. Vers la fin de cette décennie consacrée en priorité au «rapprochement toujours plus étroit» de la Bulgarie avec l’U.R.S.S. et surtout depuis la mort de L. Brejnev (1982), on remarque un changement de ton dans les relations bulgaro-soviétiques. Les louanges mutuelles se font plus rares et dans la plupart des cas gardent une certaine mesure. Cependant, ce changement n’altère en rien le système mis en place afin d’assurer la prépondérance de la politique et des intérêts soviétiques en Bulgarie. Il fonctionne seulement un peu plus discrètement.

Au carrefour des années 1980

Au début des années 1980, le Parti communiste bulgare gouverne le pays depuis près de quarante ans. Après les dix premières années, marquées par des répressions particulièrement dures, la société bulgare dans sa majorité a cherché à survivre en s’accommodant de la protection pesante de l’U.R.S.S., imposée comme partie intégrante du régime socialiste. Depuis 1956, et surtout depuis 1966, la Bulgarie suit son chemin sans crises ouvertes, et c’est une réussite de la politique soviétique autant que de la direction du P.C. et de Todor Jivkov. L’accroissement quantitatif de la production est un des résultats significatifs de cette période. Les taux de croissance annuelle sont élevés et relativement stables; néanmoins, on constate une diminution de plus en plus sensible depuis 1971-1975. La structure de la production nationale évolue au profit de l’industrie. La concentration des moyens de production dans l’industrie et dans l’agriculture augmente constamment. Un autre fait caractéristique est la participation de la population à la vie sociale, telle qu’elle est autorisée par le Parti communiste. Le nombre des membres du P.C. dépasse 800 000, celui du Front de la patrie 4,5 millions, des syndicats 3,8 millions, de la Jeunesse communiste 1,4 million. Lors de chaque consultation électorale, le taux de participation s’élève à plus de 99 p. 100, de même que celui des votes favorables au pouvoir. Cependant, en dépit des taux de croissance élevés mentionnés par les statistiques officielles, la Bulgarie – par exemple pour le P.N.B. par habitant – n’a fait que conserver le rang qu’elle occupait avant la Seconde Guerre mondiale parmi les pays européens. La consommation par habitant reste inférieure à la moyenne continentale et même à celle des pays est-européens membres du C.A.E.M. La qualité des biens et des services, à de rares exceptions près, est médiocre. La productivité d’un travailleur bulgare est en général de deux à trois fois inférieure à celle d’un travailleur des pays industrialisés. Le caractère et le volume des relations bulgaro-soviétiques déjà mentionnées ne sont évidemment pas étrangers à cette situation. En ce qui concerne la vie sociale, il faut constater que l’industrialisation accélérée, la collectivisation forcée de l’agriculture, la concentration des moyens de production et l’urbanisation de plus des deux tiers de la population ont servi les changements voulus par le P.C. La société dominée par de petits producteurs et des propriétaires difficilement contrôlables a fait place à une société de fonctionnaires et d’ouvriers industriels et agricoles. Cela a permis de diminuer considérablement le nombre des «décideurs» et de mettre leur activité sous la surveillance stricte du Parti communiste. La nature de la société bulgare se révèle surtout par la consolidation de la «nouvelle classe». Celle-ci est formée sur le modèle de la «nomenklatura» soviétique. La grande majorité des gens qui en font partie vient du P.C., mais il s’y trouve aussi un petit nombre de responsables de l’Union agrarienne ou de «sans-parti». Les «nomenklaturistes» occupent les postes où se prennent les décisions. Personne ne peut occuper un tel poste (même sujet à élection!) s’il n’a pas l’approbation préalable des instances dirigeantes du parti. Comme ce fut le cas pendant vingt-cinq ans pour la qualification du P.C. comme «force dirigeante», le monopole de la nomination aux postes de décision ne repose sur aucune loi et n’est soumis à aucun contrôle public. La réforme de 1987 a supprimé les vingthuit départements et établi de nouvelles divisions administratives: neuf régions (oblasti). Il est difficile d’admettre qu’un tel renforcement de la centralisation du pouvoir reflète la démocratisation et la décentralisation dont le régime ne cesse de se réclamer. Ainsi le bilan de quatre décennies de régime communiste apparaît très éloigné de ses promesses de justice sociale, de bien-être et de qualité de la vie, matérielle et intellectuelle. Le Parti communiste essaie de devancer les réactions négatives inévitables de la part de la société en s’engageant sur la voie de certains compromis politico-idéologiques.

Le salut par le «travail individuel»

La direction du P.C. bulgare est une «championne» de la collectivisation à la soviétique. En 1951, elle n’avait pas répugné à l’utilisation de la force armée pour mater la résistance des paysans à la collectivisation. Parmi les pays membres du C.A.E.M., c’est en Bulgarie que les pourcentages de terres collectivisées et de l’industrie nationalisée sont toujours les plus proches de ceux de l’U.R.S.S. Seulement, après les fanfares de la collectivisation à outrance, il fallait produire pour satisfaire tant bien que mal les besoins de la société. En théorie, la direction du P.C. bulgare reste toujours fidèle à l’exemple soviétique de la priorité accordée au travail collectif. En pratique, elle s’est engagée sur la voie d’un élargissement progressif des possibilités de travail privé. Dans les années 1980, des centaines de milliers de citoyens bulgares travaillent officiellement à côté de la machine de production de l’«État socialiste». Juridiquement, ils restent tous dans les limites de l’appareil social «socialiste». Ils sont retraités, ouvriers industriels ou agricoles, fonctionnaires. Ce qui les distingue des autres, c’est qu’ils gagnent une part substantielle de leurs revenus, par leur travail individuel, en dehors du circuit de production socialiste. Les statistiques officielles permettent de se faire une idée assez précise de l’importance de l’apport de ce secteur «désidéologisé» de l’économie nationale dans le domaine de l’agriculture. Sur 12-13 p. 100 des terres cultivées, les gens travaillant «au privé» produisent de 25 à 40 p. 100 des légumes, des fruits, de la viande, du lait, des œufs, du miel, etc. En revanche, les statistiques ne distinguent pas du tout le volume du travail «individuel» ou «privé» dans le domaine des services ou de la production des biens de consommation courante. Des estimations non officielles le situent entre 20 et 30 p. 100 du total de ces activités. L’appréciation de ce phénomène est différente selon qu’elle émane de la direction du P.C. ou de l’opinion publique. La politique du parti trouve son compte dans le fait que la productivité augmente et que le marché reçoit des produits que l’économie d’État ne réussit pas à lui procurer. Dans cette émergence du «privé», l’opinion publique apprécie surtout les signes d’une libération, même partielle, de l’individu vis-à-vis de l’emprise totale du Parti communiste et de l’État. La presse du régime, sous différents prétextes, stigmatise comme «profiteurs» ces «travailleurs individuels» au nom des «normes de la morale communiste». L’opinion voit en eux des «débrouillards» qui ne se laissent pas emprisonner dans la grisaille de la vie socialiste. L’avènement du réformisme gorbatchévien en U.R.S.S. permet à la direction du P.C. bulgare de donner une forme ouverte et reconnue à ce compromis sur le «travail individuel». Mais la législation qui fixe les limites du phénomène dévoile à son tour les intentions réelles de la bureaucratie du régime. Pour les ouvriers industriels ou agricoles, de même que pour les fonctionnaires, tout travail «au privé» est autorisé uniquement pendant les jours fériés ou en dehors des huit heures par jour obligatoires passées en entreprise ou dans les administrations. Il en résulte une forte augmentation du temps réel de travail hebdomadaire pour une partie non négligeable de la population active. D’un autre côté, l’État socialiste impose de lourdes taxes aux revenus, supposés trop élevés, de ces «entrepreneurs indépendants» et les lois socialistes ne donnent pas encore de garanties suffisantes en ce qui concerne les investissements ou l’utilisation du produit du travail «au privé». Le succès ou l’échec des réformes économiques, annoncées par vagues successives tout au long des années 1980, se joue peut-être sur ce problème, pourtant simple: l’État socialiste, après avoir autorisé le travail «au privé», se montrera-t-il assez avisé pour respecter réellement et durablement les gens qui s’y livrent.

Un nationalisme utile

Malgré une soumission totale à l’Union soviétique, les dirigeants communistes bulgares ont souvent été tentés par le nationalisme; lorsque Moscou lâchait la bride, le «national-communisme» bulgare reprenait de la vigueur. De 1945 à 1948, Tito est le modèle de l’Europe de l’Est. Ce dernier ayant des visées sur la Macédoine bulgare (Macédoine du Pirin dont la capitale, Gorna Djoumaya, est devenue, après la guerre, Blagoevgrad), Dimitrov obtempère. Au nom de l’amitié bulgaro-yougoslave, les communistes bulgares décident de faire un distinguo entre les Bulgares et les Macédoniens. Pourtant, ceux-ci, dans la région du Pirin, sont des Bulgares occidentaux avec un fort accent et un dialecte archaïque. C’est ainsi qu’une partie des citoyens bulgares est obligée de se déclarer macédonienne. Tito envoie ses instituteurs et ses commissaires politiques dans la région pour faire naître un particularisme local, première étape vers un rattachement de la Macédoine du Pirin à la Macédoine yougoslave du Vardar. Ensuite, la Bulgarie tout entière devait être phagocytée par la nouvelle Yougoslavie dans le cadre d’une fédération balkanique qui aurait eu Belgrade pour centre de décision. Ayant senti le danger de l’expansionnisme titiste, Dimitrov profita de la rupture entre Tito et Staline pour vilipender «la clique de Belgrade». Le nationalisme «grand-bulgare» fut alors utilisé par les dirigeants de Sofia; mais cette fois avec l’aval de Moscou. Désormais, les historiens et les académiciens de Sofia sont mis à contribution pour louer la «bulgarité» du pays, le souvenir de la grande Bulgarie médiévale et les racines bulgares des populations de la Macédoine. Durant les années soixante et soixante-dix, d’innombrables joutes eurent lieu entre scientifiques de Belgrade et de Sofia, ce qui constitua un véritable baromètre des relations bilatérales. L’antiyougoslavisme cache mal un antiserbisme viscéral chez nombre de Bulgares. L’histoire de la nation bulgare est alors réhabilitée, et des manifestations sont organisées dans tout le pays pour célébrer les mille trois cents ans de la naissance de l’État bulgare. Parallèlement à la lutte contre l’hégémonisme serbe, les dirigeants bulgares se préoccupent du problème des minorités turco-musulmanes qui représentent presque 10 p. 100 de la population. Les idéologues de Todor Jivkov commencent à développer le concept de «l’édification d’une nation bulgare unie». Les premiers qui furent touchés par cette bulgarisation forcée furent les Pomaks au milieu des années soixante-dix. Cette communauté peu connue, vivant à cheval entre la Grèce et la Bulgarie, dans les montagnes du Rhodope, serait issue d’une hérésie de l’orthodoxie ayant préféré embrasser l’islam à l’arrivée des conquérants ottomans au XVe siècle. Musulmans, mais bulgarophones, les Pomaks ont dû slaviser leurs prénoms. Voyant leur spécificité bafouée, ils ont résisté au prix de nombreuses arrestations et même de morts. Paradoxalement, cette bulgarisation forcée les a rapprochés des Bulgares de souche turque. Après plus de quinze ans d’assimilation forcée, l’effet inverse s’est produit; les Pomaks se «turquisent» de plus en plus.

Au début des années quatre-vingt, fort de son «succès» avec les Pomaks, Todor Jivkov s’en prend à la minorité turque. Entre 1945 et 1953, les Turcs de Bulgarie étaient considérés comme une minorité suivant les préceptes de Staline en ce qui concerne les nationalités, la Bulgarie ayant entièrement copié le système soviétique. Les Turcs avaient donc leurs mosquées, leurs écoles, leurs associations et leurs revues. Jusqu’en 1965, les recensements les prenaient en compte en tant que Turcs. En effet, dès 1951, les dirigeants communistes bulgares laissent partir 150 000 Turcs pour la Turquie. En 1968, un accord cadre est signé entre les deux pays pour dix ans. 140 000 autres personnes quittent la Bulgarie. Mais, en 1978, les autorités d’Ankara refusent de proroger cet accord. En 1982, le général Evren, auteur du coup d’État de 1980 en Turquie, fait sa première visite officielle à l’étranger en Bulgarie. Aux yeux d’un Todor Jivkov vieillissant, il ne semble plus y avoir de problèmes entre les deux pays. Les Turcs les plus nationalistes ayant quitté la Bulgarie en deux vagues, Ankara ne revenant plus sur cette question, Jivkov et quatre ou cinq de ses fidèles les plus proches ont cru deviner que l’heure de la bulgarisation rampante et discrète avait sonné. En décembre 1984, la direction du P.C. oblige tous les Turcs à bulgariser leurs noms. En quatre mois, un demi-million de citoyens sont forcés de changer d’état civil. D’autres mesures coercitives sont prises: la musique et la langue turques sont interdites en public (dans la rue et dans les magasins d’État), les pratiques religieuses sont soumises au contrôle tatillon d’autorités islamiques liées au pouvoir et aux régimes arabes socialistes, en particulier la Syrie. En quelques mois, les mosquées ne sont plus entretenues et les journaux en langue turque paraissent en bulgare. Si les citadins turcophones courbent l’échine, la majorité restée à la campagne résiste; cela entraînera des centaines de morts et de déportations. Les camps à régime aussi sévère qu’en Sibérie, fermés après 1962, rouvrent pour les Turcs. En juin 1989, l’activiste Medi Doganov, de son vrai nom Ahmed Dogan, alors âgé de trente-quatre ans, y est enfermé pour dix ans. Libéré quelques mois plus tard, il devient le chef charismatique de la minorité turque, capable de faire et défaire les alliances au Parlement. Les raisons de cette décision prise par Todor Jivkov sont peu compréhensibles: peur du taux élevé d’accroissement démographique de cette communauté, déstabilisation du pays dans l’affaire de la tentative d’assassinat contre le pape Jean-Paul II, risque d’utilisation de la minorité turque bulgare comme cinquième colonne, en référence à l’affaire de Chypre de 1974. Quoi qu’il en soit, le vieux dirigeant a sous-estimé les résistances à cette «bulgarisation». Mais, sous la pression du désastre économique et des craquements en Union soviétique, Todor Jivkov lâche du lest. Le 10 mai 1989, il annonce que les citoyens bulgares pourront voyager librement à l’étranger. Les procédures d’acquisition de passeports pour la minorité sont même facilitées. En trois mois, 320 000 Turcs se réfugient en Turquie, abandonnant usines et récoltes sur pied. Face à un tel raz-de-marée, Ankara ferme sa frontière le 22 août. En effet, ces nouveaux réfugiés ne trouvent ni emploi ni logement en Turquie. La moitié regagne la Bulgarie, surtout après la chute du communisme en novembre 1989. Mal accueillis par les Bulgares, il leur faudra attendre la fin de 1991 pour récupérer l’ensemble de leurs biens abandonnés durant l’été de 1989.

Dès le 29 décembre 1989, la nouvelle équipe communiste réformée permet aux Turcs de recouvrer leurs anciens patronymes. Le 4 janvier suivant, Ahmed Dogan crée le Mouvement pour les droits et les libertés (M.D.L.), bientôt fort de 150 000 membres. Lors des premières élections libres des 10 et 17 juin 1990, le M.D.L. obtient vingt-trois députés sur quatre cents, devenant la troisième formation du pays. Malgré l’opposition des communistes et des milieux nationalistes, la minorité turque retrouve petit à petit ses droits. Ministres turcs et bulgares s’étaient rencontrés en janvier et en février 1990 pour apurer le contentieux entre les deux pays. Les deux Premiers ministres se retrouvent même en septembre. D’ailleurs, le 14 mars 1991, Todor Jivkov et cinq autres hauts dignitaires de l’ancien régime sont mis en accusation pour la politique de bulgarisation forcée. Enfin, aux élections du 13 octobre 1991, le M.D.L. obtient vingt-quatre sièges sur les deux cent quarante du Parlement, faisant le plein des voix de la communauté turque. Soutenant les forces démocratiques contre les communistes, le M.D.L., fort de sa minorité de blocage, propose à l’Union des forces démocratiques (l’opposition qui a renversé les communistes en 1990-1991) un soutien parlementaire sans participation gouvernementale. En échange, le gouvernement s’engage à rétablir l’enseignement du turc dans les écoles et à indemniser les personnes ayant perdu leurs biens durant l’été de 1989. En 1992, les relations turco-bulgares étaient au beau fixe, et la minorité réinstallée dans ses droits.

Les méandres d’une fidélité inconditionnelle

La politique extérieure de la république populaire de Bulgarie a toujours été très liée à celle de l’U.R.S.S. Cet alignement se retrouve dans les Constitutions bulgares de 1946 et de 1971. Durant la rupture Tito-Staline, l’invasion de la Hongrie, la rupture sino-albanaise, la fin du Printemps de Prague, la Bulgarie suit fidèlement les directives de Moscou. Il en est de même en ce qui concerne les relations Est-Ouest. Les rapports avec la Grèce se détendent et s’améliorent constamment à partir du moment où, au début des années soixante, Athènes et Moscou renouent. Todor Jivkov soutient Brejnev, qui prône une intégration encore plus complète des pays membres du C.A.E.M. Avec l’arrivée au pouvoir des socialistes du P.A.S.O.K. en Grèce en 1981, l’axe Athènes-Sofia devient un des éléments moteurs de la coopération interbalkanique. En 1989, Andréas Papandréou, Premier ministre grec, quelques semaines avant sa chute, inaugurera en grande pompe aux côtés de Todor Jivkov un nouveau poste frontalier entre les deux pays. Dans le domaine de l’espionnage, les Bulgares seront aussi les meilleurs élèves des Soviétiques. La K.D.C. bulgare, l’équivalent local du K.G.B., sera le premier sous-traitant pour les opérations douteuses dans le monde arabe, la Turquie et l’ensemble du bassin méditerranéen. C’est Milko Balev, le bras droit de Jivkov, qui supervisait les relations avec le terrorisme international. D’autres cadres importants s’occupaient des trafics d’armes, de drogue, de devises et de matériaux précieux. Des agents bulgares ont ainsi été expulsés d’Égypte, du Soudan, d’Italie... Enfin, les quelques rares dissidents bulgares ont été sans cesse inquiétés. L’écrivain Gueorgui Markov a même été tué à Londres en 1978. Mais, avec l’instauration de la perestroïka et de la glasnost en U.R.S.S., le vieux Jivkov a dû s’aligner sur les nouvelles thèses en vigueur à Moscou. Dès 1986-1987, il annonce un train de mesures économiques très libérales. Jivkov s’est d’ailleurs souvent targué en public d’être l’inventeur de la perestroïka économique. Pourtant, ces mesures n’ont eu aucun effet sur une économie bulgare en pleine déliquescence, car les décrets d’application des lois n’ont jamais vu le jour; lorsque, parfois, ils avaient force de loi, ils n’ont pas été appliqués. Cependant, Jivkov, le plus vieux dirigeant du bloc de l’Est, en poste depuis 1954, ayant survécu à tous les changements au Kremlin, n’était plus en adéquation avec les réalités du moment.

La lente érosion du communisme

De tous les pays de l’Est, la Bulgarie aura été le seul à ne pas connaître de dissidence massive et active. Pas de schisme nationaliste comme en Yougoslavie, en Albanie et en Roumanie, pas de révolte ouvrière comme à Berlin ou en Pologne et pas de Printemps de Prague. À cela, il y a deux raisons: d’une part, depuis l’indépendance de 1878, les Bulgares sont particulièrement russophiles, quel que soit le régime; d’autre part, la dureté de la répression après 1945 a anéanti toute opposition. À la fin de 1944, 2 700 personnes sont exécutées. Fascistes, monarchistes, libéraux, agrariens, sociauxdémocrates, socialistes de gauche, communistes titistes et anarchistes sont victimes de la répression. De 1945 à 1949, une centaine de camps sont ouverts; parmi les plus connus: Bobov Dol, Bogdanov Dol, Rossitsa, Koutsian, Bosna, Nojarévo et Tchernévo. De 1949 à 1953, les détenus politiques sont regroupés au camp de Béléné, sur l’île de Persin dans le Danube; jusqu’en 1956, seul Béléné fonctionne. Mais après la révolte hongroise, les camps se remplissent à nouveau. En 1959, Béléné est fermé et les centaines de prisonniers restants sont envoyés au bagne de Lovetch. Ce dernier ne sera fermé qu’en 1962. Ainsi, entre 1944 et 1962, plus de 100 000 Bulgares ont été touchés par la répression. Au printemps de 1988 apparaissent les premiers groupes de dissidents ne regroupant que quelques dizaines de membres: Comité des droits de l’homme, Club de soutien à la perestroïka et à la glasnost, Association indépendante des droits de l’homme (pour la minorité turque) et Club de Roussé (écologiste). En février 1989 vient le tour du syndicat indépendant Podkrepa («Soutien», en langue bulgare) puis, deux mois plus tard, la fondation par des écologistes radicaux d’Ecoglasnost. Les prodromes de la dissidence se sont donc formés autour de deux axes: les droits de l’homme et la défense de la nature, gravement endommagée par une industrie lourde extrêmement polluante. Le 19 janvier 1989, François Mitterrand reçoit douze membres de l’opposition à l’ambassade de France à Sofia; c’est une première. Un mois plus tard, Jivkov expulse les dirigeants turcs de l’Association indépendante des droits de l’homme. Pourtant, dès mars 1989, le bureau politique du Parti communiste parle de «développer le pluralisme socialiste», et des dissidents écologistes sont libérés en avril. Un mois plus tard, onze membres du Club de soutien à la glasnost sont arrêtés. Mais, avec l’exode massif des Turcs durant l’été de 1989, le régime du vieux Jivkov (né en 1911) vacille. Au début de septembre, il libère six dissidents mais est quand même condamné par le Parlement européen pour atteintes aux droits de l’homme.

Le déclic se produit en octobre 1989. Une conférence de la C.S.C.E. sur l’environnement a lieu à Sofia. Les écologistes en profitent pour manifester dans le centre de la capitale. Parallèlement, les réformateurs de l’appareil reçoivent l’appui direct de l’ambassade d’U.R.S.S. à Sofia. Le 8 novembre, la révolution de palais est en place. Les conjurés: le ministre des Affaires étrangères, celui de la Défense et l’ambassadeur soviétique. Plusieurs membres du bureau politique demandent alors à Todor Jivkov de se retirer. Ils craignent en effet que ce dernier, vieillissant, ne donne trop de pouvoir à son fils Vladimir, équivalent bulgare de Nicu Ceausescu. Deux jours plus tard, lors du plénum du comité central, Todor Jivkov, qui n’en croit pas ses yeux, est limogé en douceur et remplacé par son ministre des Affaires étrangères depuis 1971, Petar Mladenov. La semaine suivante, la vieille garde est exclue du bureau politique et du comité central (Milko Balev, Petko Dantchev, Grisha Filipov, Vladimir Jivkov, Stoyan Ovtcharov, Dimitar Stoïanov et Vasil Tzanov). Cinq ministres sont renvoyés et Petar Mladenov prend la tête du Conseil de la présidence. Dans la foulée, l’article 273 réprimant la propagande antigouvernementale est aboli. Le 7 décembre, les groupes dissidents fondent l’Union des forces démocratiques (U.F.D.). Le 9, l’U.F.D. mobilise 50 000 personnes dans les rues de Sofia contre le monopole du P.C. Jelio Jelev, un philosophe né en 1935, exclu du parti en 1965, devient l’âme de la résistance. Écologistes, gorbatchéviens, défenseurs des droits de l’homme, syndicalistes libres et religieux se retrouvent pour commencer un long et difficile grignotage du régime communiste; d’autant plus que cette opposition hétéroclite est dépourvue de réelles traditions historiques. Pourtant, le 14 janvier, malgré un froid glacial, 150 000 personnes répondent à l’appel de l’U.F.D. Le nouveau leader, Petar Mladenov, prend peur et parle d’appeler les chars. Un cameraman enregistre son et image. Sept mois plus tard, l’U.F.D. saura utiliser cette cassette pour acculer Mladenov à la démission. Les communistes vont alors essayer de se réformer très vite pour éviter le sort des dirigeants des autres pays de l’Est. Georgui Atanassov, Premier ministre depuis mars 1986, démissionne le 1er février 1990. Deux fidèles de Petar Mladenov prennent alors les commandes du pays: Andreï Loukanov, président du Conseil des ministres, et Alexandre Lilov, président d’un P.C.B. qui devient Parti socialiste bulgare à la fin de mars 1990. Un mois avant les élections, le P.S.B. se débarrasse des vieux jivkoviens du parti pour présenter une image rénovée de leur formation avant les premières législatives libres du 10 juin 1990. Le soir des élections, les communistes, encore détenteurs des leviers de l’État, de la police, de l’armée et contrôlant les villages, sont sûrs de l’emporter. La jeunesse et les citadins acquis à l’U.F.D. ne comprennent pas le poids du passé, la peur du changement et les archaïsmes du monde rural. Dès le 11, les militants de l’U.F.D. manifestent contre une fraude qui en réalité n’a pas eu lieu. Mais les étudiants se sont déjà radicalisés. Le 12 juin, ils occupent l’université Klement d’Ohrid, bastion d’une contestation qui viendra à bout de Petar Mladenov. Lors du deuxième tour, le 17 juin, le P.S.B. gagne deux cent onze sièges sur quatre cents contre cent quarante-quatre à l’U.F.D., vingt-trois au M.D.L. et seize à l’Union agrarienne.

Une transition démocratique chaotique

Battue aux urnes, l’opposition prend sa revanche dans la rue. Vainqueurs, les communistes rénovés demandent un gouvernement de coalition ou d’union nationale. Jelio Jelev leur répond: «Nous ne formerons pas de gouvernement avec des gens incompétents qui ont ruiné le pays. [...] Les communistes doivent manger jusqu’au bout le plat qu’ils ont préparé...» Les étudiants sont alors le fer de lance de ce printemps bulgare en plein été. Ils installent un village de tentes dans le centre de Sofia. Ils demandent les têtes du président, du Premier ministre et du ministre de la Défense. Le 6 juillet 1990, Petar Mladenov démissionne, sacrifié par son parti sur l’autel de la nécessaire entente avec l’opposition. Mais le Parlement n’arrive pas à lui élire un successeur, car personne n’obtient la majorité des deux tiers requise. Au cinquième tour, Viktor Valkov, président de l’Union agrarienne, longtemps proche des communistes, rate l’élection à trois voix près. Finalement, au sixième tour, c’est Jelio Jelev, le leader de l’U.F.D., qui l’emporte avec deux cent quatre-vingt-quatre voix sur quatre cents. L’opposition commence son long grignotage de l’appareil d’État. Mais, au début, Jelev est flanqué d’un vice-président, ancien ministre communiste de l’Intérieur, le général Atanase Semerdjiev. Pourtant, la tension ne retombe pas dans la rue. Le 22 août, le gouvernement de communistes rénovateurs conduit par Andreï Loukanov est contraint à la démission. Le 26 août, des manifestants incendient le siège du Parti socialiste. Pour éviter d’être débordé par sa base et craignant des provocations communistes, Jelio Jelev rappelle Andreï Loukanov aux affaires. Mais ce dernier ne peut faire entrer l’opposition dans son cabinet. En effet, elle ne souhaite pas pour l’instant être associée à la gestion de la crise économique et politique. Le 26 novembre, le puissant syndicat libre Podkrepa prend la relève du mouvement étudiant. Il décide la grève générale jusqu’au départ des communistes du gouvernement. Trois jours plus tard, Andreï Loukanov se retire et est remplacé par un avocat indépendant, Dimitar Popov. Il dirige un gouvernement de coalition comprenant sept communistes, quatre U.F.D., deux agrariens et quatre indépendants. S’ils ont perdu la présidence de la République et la direction du gouvernement, les communistes s’accrochent tant qu’ils peuvent au pouvoir et réussissent à garder des ministères clés: vice-Premier ministre, Défense, Justice, Commerce extérieur, Transports, Santé et Éducation. Cette cohabitation crée des problèmes au sein de l’opposition, surtout à l’U.F.D. Le groupe parlementaire s’entre-déchire et il faut toute l’habilité de Jelio Jelev pour sauvegarder un moment l’unité du mouvement. Le 14 mai 1991, trente-neuf députés de l’U.F.D. quittent le Parlement, car ils ne veulent pas ratifier la nouvelle Constitution avec une majorité communiste. Ils demandent aussi des élections pour le mois de juillet. D’autres députés voulant continuer à siéger créent alors le groupe U.F.D.-Centre. Finalement, sous la présidence de Jelio Jelev, les leaders des quatre grands partis (socialiste, U.F.D., agrarien et M.D.L.) décident de ratifier la nouvelle Constitution à la fin du mois de juillet et d’organiser des élections en septembre.

Pendant ce temps, la situation économique ne cesse d’empirer. Durant l’hiver de 1990-1991, l’électricité est coupée une heure sur trois, faute de produits énergétiques. En effet, le gouvernement Loukanov a tout fait pour retarder les réformes et la mise en place d’une économie de marché; la production a baissé de 18 p. 100 en 1990 et d’environ 25 p. 100 l’année suivante. Des produits de première nécessité ont dû être rationnés, alors que la dette extérieure était supérieure à 10 milliards de dollars. L’État bulgare presque en faillite décréta unilatéralement la suspension du paiement du principal de la dette. Les importations occidentales ont alors chuté brutalement. Par ailleurs, l’Irak devait 1,5 milliard de dollars à la Bulgarie. Avec la guerre du Golfe, Sofia n’a pas pu récupérer sa créance. Il faut donc attendre que le gouvernement de Dimitar Popov adopte en février 1991 les premières mesures de privatisation et de réforme agraire. Mais, à l’automne de 1991, seulement 2 p. 100 de l’économie avaient été privatisés. En effet, l’U.F.D. a préféré laisser traîner les choses jusqu’aux élections d’octobre pour éviter que les communistes, grâce à leurs fonds secrets et détournés, ne rachètent toutes les entreprises privatisables. Durant cette période, l’inflation a atteint 400 p. 100 et le chômage a touché 15 p. 100 de la population malgré le départ vers l’Occident de dizaines de milliers de travailleurs qualifiés. Le 12 juillet 1991, la nouvelle Constitution est finalement ratifiée, mais les divergences s’accentuent au sein de l’U.F.D. Jelio Jelev ne peut maintenir l’unité et, le 10 septembre, l’U.F.D. se scinde en trois. La majorité, fondamentalement anticommuniste, devient U.F.D.-Mouvement national, puis U.F.D. tout court. Les autres se retrouvent au sein de l’U.F.D.-Centre et de l’U.F.D.-Libéral. Le 13 octobre, les secondes élections législatives libres se déroulent dans le calme. Le nombre de députés est ramené de quatre cents à deux cent quarante, car l’Assemblée, trop nombreuse, avait été incapable de travailler correctement en 1990-1991. L’U.F.D. obtient 34,36 p. 100 des voix et cent dix sièges. Le Parti socialiste se maintient mais perd sa majorité: 33,14 p. 100 et cent six sièges. Le M.D.L. des Turcs gagne vingt-quatre sièges avec 7,5 p. 100 des voix, soit 80 p. 100 de sa communauté. Désormais, les communistes n’ont plus de pouvoir dans les organisations étatiques même si leur parti reste un des premiers partis communistes rénovés d’Europe. Grâce au soutien sans participation du M.D.L., l’U.F.D. a pu constituer un gouvernement dirigé par Filip Dimitrov, homme de consensus entre les différentes factions de l’U.F.D. Né en 1955 à Sofia, avocat, il fut fondateur du Parti vert et est président de l’U.F.D. depuis le 11 décembre 1990. Son gouvernement a accéléré les privatisations et, au début de 1992, plus de 10 p. 100 de l’économie étaient privatisés. La loi sur les investissements étrangers est votée le 16 janvier 1992, permettant ainsi l’arrivée de capitaux occidentaux susceptibles de remettre à flot une économie qui redémarre lentement. D’ailleurs, la Bulgarie souhaite s’arrimer plus fortement à la C.E.E. En 1991, elle espérait obtenir l’aide de la Grèce. Mais, ayant réglé son contentieux avec Ankara et ayant reconnu l’indépendance de la Macédoine dès janvier 1992, Sofia essuie un refus de la part d’Athènes. La Bulgarie, en tant que membre de la francophonie, se tourne vers Paris et, le 18 février 1992, un traité d’amitié et de coopération franco-bulgare est ratifié. Si la Bulgarie a été, avec l’Albanie, le pays de l’ex-bloc soviétique le plus lent à se débarrasser du système communiste, cela s’est fait en douceur, contrairement à ses voisins roumain et yougoslave. Enfant modèle durant la période soviétique, la Bulgarie démocratique a conservé cette sagesse. Les élections (législatives de juin 1990 et octobre 1991, présidentielle de janvier 1992, où Jelio Jelev a été élu au suffrage universel avec 53 p. 100 des voix) montrent que le pays a réussi sa transition démocratique sans trop de difficultés. En revanche, la nouvelle Bulgarie naît dans un contexte particulièrement dangereux, puisque le problème des minorités dans les Balkans enflamme de nouveau la région. Plus que le problème turc, l’affaire macédonienne pourrait de nouveau déstabiliser le pays comme au début du siècle.

4. La langue bulgare

Le bulgare, parlé à l’heure actuelle par environ 9 millions de locuteurs, appartient au groupe méridional des langues slaves, dont une des caractéristiques est d’avoir fait passer les groupes z ol, z or, z el, z er du slave commun à la, ra, lë, rë. On distingue trois périodes dans l’histoire du bulgare: vieux bulgare (IXe-XIe s.), qui est la langue de Cyrille et Méthode et des premiers textes slaves, moyen bulgare (XIIe-XIVe s.), caractérisé par le conservatisme de la langue écrite qui masque l’évolution de la langue parlée, et bulgare moderne. Beaucoup de savants bulgares fixent la naissance du bulgare moderne à l’œuvre du moine Paisij de Hilendar, Histoire des Slaves bulgares (1762), mais il semble préférable de choisir comme point de départ la petite encyclopédie de Petär Beron, Abécédaire au poisson (1824), premier texte à s’être libéré totalement de la tutelle du slavon. La langue entre le XVe siècle et le milieu du XVIIIe, en particulier celle des damaskini (œuvres compilatives de contenu varié), a été peu étudiée. La division dialectale est fondée sur le traitement de l’ancienne voyelle ë (): dans les parlers occidentaux, elle a évolué en e, dans certains parlers du Sud-Est, elle est restée ’a, mais dans les parlers du Nord-Est – sur lesquels repose la langue littéraire – on a l’alternance e/’a qui est purement mécanique: e en dehors de l’accent et, sous l’accent, en finale absolue (sauf pour certains aoristes), et lorsque la syllabe suivante contient une chuintante ou une voyelle palatale; ’a partout ailleurs.

Phonologie

Le bulgare littéraire possède six phonèmes vocaliques en syllabe accentuée: deux palatales i et e[ú], deux vélaires u et o[1], et deux centrales a et a, cette dernière étant proche de [2]. En dehors de l’accent, les voyelles les plus ouvertes a, e, o ont tendance à se rapprocher respectivement de a, i, u, voire à se confondre comme pour le a. Ce phénomène de réduction vocalique se retrouve dans d’autres langues balkaniques. Le système consonantique, qui possède des occlusives, des affriquées, des constrictives, les sonantes m, n, l, r et la semi-consonne j, compte trente-sept phonèmes. Il repose sur une double opposition de sonorité et de mouillure. L’opposition de sonorité est neutralisée en finale (toutes les bruyantes sont sourdes). À la différence de beaucoup d’autres langues slaves, l’opposition de mouillure ne fonctionne que devant voyelle centrale et vélaire. La seule exception est constituée par les vélaires k, g, h [x], qui sont toujours réalisées molles devant e et i. Il n’y a plus de consonnes molles en finale. À la différence du vieux bulgare, les chuintantes s, z, c et dz sont toujours dures. Le bulgare utilise trente lettres de l’alphabet cyrillique. L’orthographe est phonologique, sauf dans deux cas: les lettres  et  notent à la fois les groupes ja et ju et les voyelles a et u après consonne molle; le a final n’est pas noté  comme à l’intérieur du mot, mais a après consonne dure et  après consonne molle. De la même manière, ja est noté  en finale. L’accent bulgare est de nature dynamique. Sa place est variable et peut être distinctive: ceté «il lit» et céte «il a lu»; valna «laine» et valná «vague».

Grammaire

À la différence des autres langues slaves, le bulgare possède un système verbal très riche et un système nominal analytique. Il a bien conservé les temps du vieux bulgare, en particulier l’imparfait, l’aoriste et les temps de l’accompli (parfait, plus-que-parfait, futur du parfait), ainsi que le mode hypothétique (type bih iskal, «je voudrais»). L’opposition aspectuelle imperfectif/perfectif, caractéristique du slave, est bien ancrée dans la langue, malgré les nombreux emprunts de verbes étrangers (adaptés en -iram ou -uvam) qui ne s’intègrent pas dans un couple. Le système s’est enrichi d’un futur-conditionnel (stjah da ceta, «je lirais»), et surtout d’un mode spécial, constitué à partir de formes participiales en -l, et qui est utilisé dans la narration historique, les contes populaires et le discours rapporté, c’est-à-dire toutes les fois que le locuteur n’a pas été témoin des faits qu’il relate. Le bulgare n’a conservé comme cas vivant dans la déclinaison nominale que le vocatif; en revanche, il a bien maintenu les trois genres masculin, féminin et neutre. La morphologie du pluriel reste assez compliquée: le bulgare a étendu le morphème -ove à presque tous les masculins monosyllabiques, et le morphème -(e)ta à de nombreux neutres. Les masculins polysyllabiques terminés par une consonne et à pluriel en -i maintiennent bien les alternances k/c, g/z, h/s résultant de la seconde palatalisation, alors que les féminins les ignorent totalement. Le bulgare a éliminé pratiquement tous les anciens adjectifs du type mou et n’a conservé que le type dur. L’ancienne forme longue ne survit qu’au masculin: on la trouve au vocatif, dans les épithètes attachées aux personnes (Ivan Grozni «Ivan le Terrible») et surtout à la forme articulée (starijat «le vieux»). Le bulgare présente un certain nombre de «balkanismes» (traits communs aux langues balkaniques) qui le séparent des autres langues slaves: il a développé un article défini postposé qui se place après le premier élément du groupe nominal; son futur est constitué à l’aide du présent accompagné de ste, forme figée du verbe «vouloir»; l’infinitif ancien a quasi disparu, et il est remplacé par une construction avec subordonnée (iskam da pisa, littéralement «je veux que j’écrive»); le bulgare a éliminé les anciennes formes synthétiques de comparatif et de superlatif, et utilise maintenant exclusivement les préfixes po- et naj-; enfin, la possession est rendue, comme en grec, soit par les possessifs, soit par les formes courtes du pronom personnel (kastata mi, littéralement «la maison à moi»).

Lexique

Le lexique bulgare repose pour l’essentiel sur un fonds slave, mais il a cependant un caractère assez composite. Le protobulgare, langue turco-tatare parlée par les fondateurs de l’État bulgare, n’a légué qu’une quarantaine de mots. En revanche, le turc osmanli a laissé des traces considérables dans le vocabulaire concret (et souvent familier) et dans la dérivation (suffixes -dzija et -lija), mais son action a cessé depuis 1878. Le grec a exercé une influence importante dans le vocabulaire religieux dès le vieux bulgare, et a laissé des mots courants comme ela, «viens!»; hora, «pays»; evtin, «bon marché» et haresvam, «plaire». L’influence du russe a été plus considérable encore: comme il n’existait pas d’imprimeries en Bulgarie avant le milieu du XIXe siècle, les livres importés venaient de Russie, ce qui facilita l’introduction de nombreux mots. Le russe a même permis de faire revivre certaines formes tombées en désuétude, comme le participe présent actif, ou certains suffixes comme -tel ou -nie (en face de la forme populaire -ne). Après 1945, la parenté des systèmes politiques explique les nombreux emprunts faits dans les domaines politique, social et militaire. Après la libération de la domination ottomane en 1878, le bulgare s’est largement ouvert aux influences occidentales: le français et l’allemand, à un moindre degré l’italien et l’anglais, ont livré un grand nombre de mots, aussi bien dans le vocabulaire concret que dans le vocabulaire abstrait. Beaucoup de mots d’origine française, comme mersi, pardon, tupe, gaf, sont d’usage courant et certains emprunts provoquent souvent les réactions des puristes. Il est vrai que le bulgare est assez perméable aux néologismes. À l’heure actuelle, ce sont le russe et le français qui fournissent le plus fort contingent de mots étrangers.

5. La littérature bulgare

La première littérature nationale d’expression slave

La vieille littérature bulgare est directement issue de la tradition instituée par les frères Cyrille et Méthode, originaires de Salonique, qui, chargés par l’empereur de Byzance d’une mission en Moravie, effectuée à partir de 863, dotèrent les Slaves d’un alphabet et de leurs premiers textes religieux. À la mort de Méthode (885), le prince Boris de Bulgarie (852-889), converti au christianisme vers 865, recueillit les disciples des deux frères, chassés de Moravie par le clergé germanique, et utilisa habilement ces lettrés en vue de la christianisation de son pays. C’est donc dans la seconde moitié du IXe siècle que se situent les débuts de la littérature bulgare, qui est la première littérature nationale d’expression slave et qui atteignit son apogée sous le règne de Siméon (893-927). Ancien moine et très cultivé, Siméon fit lui-même œuvre d’écrivain et encouragea les lettres slaves avec d’autant plus de zèle qu’il voyait en leur essor un moyen de rivaliser avec Byzance et d’affermir le prestige de la Bulgarie en l’émancipant de la tutelle religieuse des Grecs, résultat qu’il obtint vers 919 par la création d’un patriarcat bulgare. Toutefois, Siméon ne put se libérer de la pensée grecque en laquelle il avait été formé dans sa jeunesse. Intimement liée à la prédication du christianisme et mise entre les mains d’un clergé puissant, la littérature du premier royaume bulgare est riche, mais, dans son ensemble, peu originale: elle consiste pour une large part en traductions et en adaptations des œuvres de la littérature chrétienne des Grecs. Cette littérature du premier royaume eut deux foyers principaux, la région d’Okhrid, dans la partie occidentale de l’État de Boris et de Siméon, et Preslav, dans la Bulgarie orientale.

Deux foyers principaux

C’est dans la région d’Okhrid, où il avait été envoyé par Boris, que Clément, dit Clément d’Okhrid, disciple de Cyrille et Méthode, poursuivit l’œuvre entreprise par ses maîtres. Premier évêque de l’Église bulgare, Clément († 916) est demeuré le plus populaire des écrivains du premier royaume bulgare, surtout à cause de son admirable zèle apostolique qui fit de lui, selon le mot de l’un de ses biographes, «un second Paul s’adressant à de seconds Corinthiens, c’est-à-dire les Bulgares». Toutefois, c’est autour de Preslav, dont Siméon avait fait en 893 sa capitale, que se développa la principale activité culturelle de la Bulgarie, avec une littérature plus savante et plus étroitement dépendante de certains objectifs politiques fixés par le souverain. Les écrivains les plus caractéristiques de cette tendance sont le prêtre puis évêque Constantin, dit aussi Constantin de Preslav, et Jean l’Exarque, qui contribuèrent puissamment par leurs traductions à enrichir et à assouplir le vieux bulgare en rendant cette langue, encore un peu fruste, capable de rendre les subtilités philosophiques et théologiques des Grecs.

Dieu loué en bulgare

On doit aussi à Constantin une prière acrostiche de quarante vers, qui semble dater des dernières années du IXe siècle et qui est le premier essai poétique rédigé en langue bulgare. C’est également dans les dernières années du IXe siècle, ou dans les premières années du Xe, que vit le jour une autre des œuvres les plus intéressantes et les plus originales de la vieille littérature bulgare. Il s’agit du traité O pismenech (Des lettres), attribué au moine Chrabr, personnage mystérieux dont le nom, qui signifie en vieux bulgare «guerrier, combattant», est certainement un pseudonyme, et que des savants ont tenté, mais sans entraîner la conviction, d’identifier avec des écrivains de l’époque de Siméon ou avec le tsar Siméon lui-même. Répondant peut-être à certains détracteurs des lettres slaves, qui prétendaient que Dieu ne pouvait être loué qu’en hébreu, en latin ou en grec, le moine Chrabr déclare hardiment que les lettres slaves, qui sont l’œuvre de Cyrille – saint inspiré de Dieu et bien connu de tous les Slaves –, sont non seulement égales, mais supérieures en dignité aux lettres grecques, dont l’origine plonge dans les ténèbres d’un lointain paganisme. Les soixante-seize copies qui en sont parvenues jusqu’à nous prouvent l’immense succès que connut à travers le Moyen Âge cette apologie des lettres slaves naissantes.

Littérature officielle et littérature apocryphe

Parallèlement à cette littérature officielle visant surtout à asseoir la vraie foi et à assurer aux lettres bulgares des titres de noblesse se fit jour de bonne heure en Bulgarie une littérature dite «apocryphe», qui était elle aussi d’inspiration religieuse, mais qui répondait mieux à la naïve philosophie du peuple, auquel elle offrait une cosmogonie assez simpliste, une image de Dieu relevée de couleurs nettement humanisées et des légendes d’un caractère parfois fortement réaliste autour de Jésus-Christ, de la Vierge Marie, des prophètes et des saints. Encore qu’il soit généralement impossible de dater avec précision les apocryphes bulgares, il est certain que cette littérature est ancienne, comme le prouve le fait que des index destinés à la combattre sont signalés dès le règne de Siméon. On ne saurait, d’autre part, préciser la part qui revient dans certains apocryphes à l’hérésie dualiste des bogomiles, qui fit son apparition sous le règne du tsar Petär (927-969) et qui, s’insurgeant non seulement contre le dogme chrétien mais contre la hiérarchie ecclésiastique et les inégalités sociales, déchaîna en Bulgarie des persécutions qui durèrent plusieurs siècles. À cette lutte livrée contre les bogomiles par l’Église officielle, alliée aux autorités civiles de la Bulgarie, se rattache le Slovo na eretiki (Traité contre les hérétiques) du prêtre bulgare Cosmas, que l’on ne situe qu’avec approximation dans le temps et qui peut être postérieur à la chute du premier royaume bulgare. Médiocre en tant que source historique, à cause de la passion qui l’anime, ce pamphlet demeure l’une des œuvres les plus personnelles et les plus brillantes de la vieille littérature bulgare et fut utilisé au Moyen Âge même hors de Bulgarie dans la lutte contre l’hérésie.

Renouveau littéraire

La prise de Preslav par les Grecs en 972, bientôt suivie de la chute du premier royaume bulgare, allait faire d’Okhrid le centre de gravité de la Bulgarie asservie à Byzance et amener une longue stagnation des lettres slaves. La formation d’un État bulgare indépendant, en 1185, devait créer des conditions plus favorables à un essor littéraire autour de Tärnovo dans la Bulgarie orientale, la nouvelle capitale, qui devint aussi la métropole religieuse et le centre culturel du deuxième royaume bulgare. Ce n’est toutefois qu’à partir du règne d’Ivan Alexandre (1331-1371) que l’on assiste dans le domaine des lettres et des arts à un renouveau qui atteindra son apogée sous le règne de son fils Ivan Chichman (1371-1393). C’est également dans les premières années du règne d’Ivan Alexandre que prit racine en Bulgarie l’hésychasme, mouvement mystique venu de Grèce, qui bénéficia de la protection de ce souverain et triompha de certaines tendances plus rationalistes. L’hésychasme marqua profondément la pensée d’Euthyme de Tärnovo, qui est de loin le représentant le plus éminent des lettres bulgares au XIVe siècle et qui, nommé patriarche de Tärnovo vers 1375, réussit à faire de cette ville le plus puissant foyer culturel non seulement de la Bulgarie, mais de tous les pays de langues slaves rattachés à l’Église d’Orient. Par ses vies de saints et ses panégyriques, genres particulièrement goûtés des hésychastes, où il use habilement et parfois abuse des procédés oratoires, par son activité d’épistolier, de grammairien, de réformateur de livres liturgiques, de chef d’Église et de pédagogue, Euthyme se classe à la fois parmi les plus grands écrivains de langue bulgare et parmi les plus puissantes personnalités qu’ait enfantées la Bulgarie. Âme de la résistance bulgare contre l’envahisseur ottoman et déporté par les Turcs en 1393, il laissa de nombreux disciples, dont plusieurs s’expatrièrent alors et firent rayonner à l’étranger le prestige des lettres bulgares. Le plus connu d’entre eux est Grigori Tsamblak, qui fut nommé métropolite de Kiev en 1414 et qui disparaît de l’histoire aussitôt après avoir vainement tenté, en 1418, au concile de Constance, de réconcilier les Églises d’Orient et d’Occident. Ce prélat ambitieux et insoumis, qui sut braver les anathèmes des patriarches, s’élève bien au-dessus des autres clercs de l’école de Tärnovo par son tempérament vigoureux et par ses dons d’écrivain dans ses sermons et dans ses panégyriques, en particulier dans le panégyrique de son maître Euthyme, qui renferme le poignant récit de la prise de Tärnovo. Incompris de ses contemporains et souvent diffamé, Tsamblak trouve sa revanche auprès du lecteur moderne, qui lui sait gré d’avoir su introduire çà et là, même dans un genre aussi conventionnel que le panégyrique, une note humaine et personnelle. L’influence de Tsamblak et d’autres disciples d’Euthyme fut considérable dans la Russie du XVe siècle, où l’action de ces lettrés bulgares prépara une renaissance culturelle, ainsi qu’en Serbie et dans les pays de langue roumaine, où le slavon bulgare fut longtemps encore employé comme langue d’Église.

Pendant les cinq siècles de l’occupation turque

Deux univers antagonistes

La domination turque, qui devait peser sur les Bulgares pendant près de cinq siècles, avait éteint dès ses débuts les foyers culturels. Toutefois, elle n’avait pas aboli en eux la conscience nationale. Il semble même que c’est dès le XVe siècle que les aspirations de ce peuple à la revanche se soient incarnées en la personne de chefs militaires des derniers temps de l’indépendance, en particulier en Krali Marko, personnage d’une importance historique assez mince, mais transformé en héros de légende dans des chansons populaires bulgares et serbes, qui seront recueillies plus tard. Parmi les œuvres du XVIe et du XVIIe siècle, dont aucune n’offre de grandes qualités littéraires, plusieurs sont intéressantes surtout par leur souci d’opposer deux mondes antagonistes, le monde bulgare et chrétien au monde turc et musulman. Tels sont les récits que Peïo, pope sofiote, et Mathieu le Grammairien font au XVIe siècle d’événements contemporains, en exaltant la mémoire de deux jeunes Bulgares martyrisés par les Turcs pour avoir refusé d’abjurer leur foi chrétienne, ou encore le récit que le pope Methodi Draghinov fait dans la seconde moitié du XVIIe siècle d’un événement récent, la conversion forcée d’une partie du Rhodope bulgare à l’islam. À la propagande catholique, qui fut plus active qu’efficace au XVIIe siècle, époque de la Contre-Réforme, se rattache Abagar, œuvre du catholique bulgare Filip Stanislavov, imprimée à Rome en 1651. Toutefois, les œuvres les plus caractéristiques des XVIIe-XVIIIe siècles sont les damaskini, nom par lequel on désigna tout d’abord des traductions bulgares de Damascène le Stoudite, prédicateur grec du XVIe siècle, puis des recueils au contenu très varié et surtout religieux, qui ont été transmis par la tradition manuscrite. Aucune personnalité ne se dégage nettement parmi les modestes artisans des lettres bulgares à cette époque, qui, malgré quelques signes de réveil, continuaient à végéter dans les cadres d’un Moyen Âge attardé.

Le cri d’alarme de Païssi

Vers le milieu du XVIIIe siècle, alors que les Bulgares subissaient encore le joug des Turcs, rendu de plus en plus lourd par la décomposition de l’Empire ottoman, et celui des Phanariotes grecs, qui les menaçaient de dénationalisation, un moine bulgare de l’Athos, connu seulement sous son nom religieux de Païssi, jeta le cri d’alarme et donna le signal de la renaissance bulgare par son Istoriya Slavenobolgarskaya (Histoire des Slaves bulgares). Cet ouvrage, achevé en 1762, demeura manuscrit jusqu’en 1844, les Bulgares n’ayant pas eu d’imprimerie avant 1835, et fut diffusé jusque-là uniquement par des copistes. Néanmoins, peu d’ouvrages ont eu sur les destinées du peuple bulgare une influence comparable à celle qu’exerça ce petit livre, d’une valeur scientifique médiocre, mais incisif, où Païssi, s’adressant «comme un simple Bulgare à des Bulgares», adjurait ses compatriotes de prendre plus nettement conscience d’eux-mêmes et de résister à l’hellénisme. Sur un ton pathétique, il les exhortait à mieux connaître leur langue, peu cultivée depuis plusieurs siècles, et leur histoire, en leur rappelant le rôle éminent que la Bulgarie avait joué au Moyen Âge, avec ses puissants souverains, ses lettrés, ses saints et ses martyrs, et en exaltant les vertus nationales des Bulgares. Par là, Païssi s’était écarté des voies traditionnelles de la littérature bulgare, dont il venait de faire une arme au service de la cause nationale.

La renaissance bulgare

L’appel de Païssi fut entendu. Son œuvre de redressement national fut poursuivie par l’évêque Sophroni de Vratsa, à qui l’on doit le premier ouvrage imprimé de la renaissance bulgare, Kyriakodromion (Recueil de dominicales), publié en 1806 en Roumanie. Toutefois, l’ouvrage de loin le plus intéressant de ce prélat est son autobiographie, intitulée Jitié i stradaniya grechnago Sofroniya (Vie et souffrances du pécheur Sophroni), où il a su faire preuve de réelles qualités littéraires, généralement absentes des œuvres de la renaissance bulgare, en brossant un tableau émouvant de la grande misère des Bulgares au cours des années particulièrement troubles de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. D’autres œuvres qui virent le jour dans la première moitié du XIXe siècle, si modestes qu’elles paraissent aujourd’hui, n’en eurent pas moins leur utilité et leur importance à cette époque où tout était à créer, y compris une langue littéraire émancipée du slavon d’Église. Telle est, autour du problème de l’instruction des Bulgares en leur langue, une petite encyclopédie primaire, connue sous le nom de Riben Boukvar (L’Abécédaire au poisson), que Petär Béron publia en 1824 en Roumanie. Premier écrivain laïque de la renaissance bulgare, Béron avait ici jeté les bases d’un enseignement à peu près totalement libéré de la tradition religieuse, tel qu’il sera appliqué quelques années plus tard dans les écoles bulgares rénovées, dont la première fut l’école de Gabrovo, fondée en 1835. En même temps, offrant le modèle d’une prose bulgare plus proche de la langue parlée que ne l’était celle d’hommes d’Église comme Païssi et Sophroni de Vratsa, ce petit livre, plusieurs fois réédité, est l’un des ouvrages qui contribuèrent le plus puissamment à asseoir le bulgare littéraire moderne sur la base des dialectes de l’est de la Bulgarie. À côté du problème de l’instruction, un problème mis à l’ordre du jour, surtout à partir des environs de 1830, fut le problème de la libération religieuse, qui ne fut résolu qu’en 1870 par la création d’un exarchat bulgare indépendant du patriarcat grec de Constantinople. L’œuvre littéraire la plus intéressante qu’ait suscitée cette lutte est le pamphlet Mati Bolgariya (Bulgarie notre mère), que le moine patriote Neophyte Bozveli écrivit vers 1846 dans la prison du monastère de l’Athos et où il dénonçait en termes cinglants la perfidie des Phanariotes et du haut clergé grec. Au cours de cette lutte longue et passionnée, dont l’enjeu véritable était de faire reconnaître officiellement la nationalité bulgare, était née en terre étrangère la presse de langue bulgare avec la revue Liouboslovié (calque du grec filolog´ia), fondée en 1844 à Smyrne par Fotinov, et le journal Bälgarski Orel (L’Aigle bulgare), fondé en 1846 à Leipzig par Ivan Bogorov.

Premières poésies et premiers essais d’art dramatique

C’est également vers le milieu du XIXe siècle qu’après de timides essais la poésie bulgare devait engendrer ses premières œuvres de quelque valeur, dues à Dobri Tchintoulov, auteur de poésies patriotiques et antiturques, et à Petko Slaveïkov, remarquable autodidacte et courageux tribun, qui eut le mérite d’introduire dans le Parnasse bulgare la plupart des genres, en faisant preuve d’une certaine maîtrise dans la fable, la satire et l’épigramme, où il ne ménageait pas ses critiques à ses compatriotes pour tenter de les élever à la dignité d’hommes libres après plusieurs siècles de servitude. Du même sentiment national sont animés les drames patriotiques et hellénophobes de Dobri Voïnikov et de Vassil Droumev, qui virent le jour dans le milieu des émigrés bulgares de Roumanie et dont le seul qui ait survécu à son époque est Ivanko de Droumev (1872).

Une génération de révolutionnaires

La plupart des pionniers de la renaissance bulgare avaient mis, comme nous l’avons vu, l’accent sur deux problèmes fondamentaux: l’instruction du peuple bulgare en sa langue et la création d’une Église bulgare indépendante. Mais leur programme, avant même d’avoir été pleinement réalisé, était jugé insuffisant et dépassé dès les environs de 1860 par une génération nouvelle de révolutionnaires, qui estimaient que l’heure était venue de renoncer à des compromis et de conquérir la liberté totale en secouant par les armes le joug ottoman et en abolissant un ordre social périmé. Ce programme audacieux avait vu le jour au lendemain de la guerre de Crimée qui, en mettant l’Empire ottoman sous la dépendance économique de l’Europe occidentale, avait aggravé les malaises économiques, nationaux et sociaux, tandis que se propageaient dans les Balkans les idées révolutionnaires venues de Russie et d’Europe occidentale. Trois grandes personnalités dominent ce mouvement révolutionnaire bulgare dans le domaine des lettres, intimement uni à celui de la politique: Ghéorghi Rakovski (1821-1867), Liouben Karavélov (1835?-1879), Christo Botev (1848-1876). Ces écrivains, doublés de chefs révolutionnaires, passèrent les années les plus fécondes de leur carrière en Roumanie, pays qui devint, à la veille de la libération de la Bulgarie, le grand centre de rassemblement des émigrés bulgares et le siège du comité central révolutionnaire bulgare. Le mérite d’avoir le premier formulé clairement ce programme révolutionnaire revient à Ghéorghi Rakovski, que certains de ses admirateurs ont appelé le «Garibaldi bulgare» et qui défendit la cause révolutionnaire «par la plume et par le sabre». Sans avoir de grands dons d’écrivain, ce patriote exalté exerça sur ses contemporains une immense action, en particulier par ses articles publiés dans le journal Dounavski Lebed (Le Cygne du Danube), qu’il fonda en 1860 à Belgrade, et par son poème Gorski Pätnik (Le Voyageur dans la forêt), publié en 1857, qui, malgré sa très faible valeur poétique, enflamma les esprits et fut l’évangile des haïdouks et des révolutionnaires bulgares. Avec beaucoup plus de talent littéraire, Liouben Karavélov prolongea l’œuvre de Rakovski par ses articles de presse, par ses poésies et par ses nouvelles d’un caractère réaliste. Fortement influencé par les idées des révolutionnaires russes, ardemment démocrate, turcophobe et anticlérical, Karavélov est assez nettement représentatif de l’idéologie des révolutionnaires bulgares lorsqu’il ose affirmer que la création d’un exarchat, fruit de longs efforts, ne résout pas le problème bulgare et lorsqu’il déclare qu’il n’y aura de salut pour ses compatriotes que le jour où ils auront pendu au même arbre le Turc, l’évêque et le riche Bulgare. Médiocre poète, il fut, en revanche, un observateur perspicace de son époque et a fait preuve de réelles qualités d’écrivain dans plusieurs de ses nouvelles, en particulier dans celles où il raille les défauts de ses contemporains. Son chef-d’œuvre est Bälgari ot staro vrémé (Bulgares du temps jadis), publié à Bucarest en 1872, où il a su camper avec beaucoup de verve et d’humour des types inoubliables de Bulgares démodés qu’il avait connus dans son enfance dans sa ville natale de Koprivchtitsa. Si les nouvelles de Karavélov représentent, du point de vue de l’art, un immense progrès par rapport aux modestes réalisations de la littérature bulgare pendant la première moitié du XIXe siècle et par rapport à la littérature de propagande révolutionnaire inaugurée par Rakovski, il demeure que la plus puissante personnalité qu’ait nourrie ce mouvement d’idées révolutionnaires est Christo Botev qui, au cours de sa brève carrière, réussit à élever la littérature de la renaissance bulgare jusqu’à des hauteurs qu’elle n’avait jamais atteintes, tout en lui conservant ce caractère de littérature de combat qui lui est propre.

Les premiers écrivains d’une nation souveraine

La guerre russo-turque de 1877-1878 se terminait par la victoire de la Russie. En mars 1878, les belligérants signaient à San Stefano une paix qui garantissait la libération des territoires peuplés de Bulgares. Cependant, l’Angleterre et l’Autriche-Hongrie, inquiètes de l’hégémonie que la Russie pouvait exercer sur la mer Noire, réclamèrent une révision des frontières. Quelques mois plus tard se réunissaient à Berlin, sous la présidence du chancelier Bismarck, les puissances occidentales, la Turquie et la Russie, pour empêcher que l’union des Bulgares ne se fasse au sein d’un État trop puissant. C’est donc dans un climat d’amertume et d’espoirs déçus que commencera à vivre, tout en se consolidant peu à peu, le jeune État bulgare, sur les destinées duquel pèsera de tout son poids le traité de Berlin. C’est dans ce climat que vont œuvrer les premiers écrivains du pays libre.

Pionniers et animateurs

Formés au cours d’une époque où la lutte pour la libération se nourrissait de l’esprit de sacrifice et où la littérature ne faisait que soutenir l’élan patriotique, ces écrivains demeurèrent toute leur vie d’ardents patriotes et des idéalistes impénitents que ne pouvait manquer de décevoir la vie nouvelle où l’héroïsme avait perdu sa raison d’être. Nostalgiques d’un passé auquel ils demanderont souvent la matière de leurs œuvres, ils seront enclins à juger la réalité contemporaine plus sévèrement encore que les faits eux-mêmes ne le justifiaient. En assurant la transition entre une littérature de combat et une littérature nouvelle, que devaient dominer des préoccupations esthétiques, ces écrivains apparaissent comme les véritables créateurs de la littérature moderne. Leur grand mérite est d’avoir fixé et diversifié les genres, tant par le renouvellement de thèmes anciens que par l’introduction de nouveaux, et d’avoir façonné et enrichi la langue littéraire dont leurs prédécesseurs n’avaient donné qu’une assez imparfaite ébauche. La personnalité la plus représentative de cette génération d’écrivains et même des lettres bulgares modernes est Ivan Vazov (1850-1921). Poète, romancier, auteur dramatique, il a marqué de son empreinte tous les domaines. Son œuvre poétique, réunie en une vingtaine de recueils, se déroule comme un journal où ont trouvé un écho tous les événements importants de son pays. Sous le joug, vaste fresque de la vie à la veille de la libération, reste un des plus beaux romans bulgares. Son théâtre, presque exclusivement inspiré de l’histoire médiévale bulgare, a fait école, malgré certains défauts.

Le grand rayonnement de Vazov a eu pour effet de reléguer un peu dans l’ombre quelques écrivains de valeur tels Zachari Stoïanov (1851-1889), Konstantin Vélitchkov (1855-1907), Stoïan Mihaïlovski (1856-1927). On doit à Stoïanov une œuvre remarquable, Zapiski po bälgarskite västania (Mémoires sur les insurrections bulgares), où il recrée, avec un authentique talent de conteur et un souci constant de la vérité historique, l’atmosphère de l’insurrection d’avril 1876, héroïque tentative de libération nationale dont il avait été lui-même un des principaux artisans, et qui fut étouffée dans le sang. Ce sont les heures tragiques précédant la libération qui revivent aussi dans V tämnitsa (En prison) de Vélitchkov, ami de Vazov, dont l’œuvre est surtout celle d’un poète délicat et d’un critique littéraire clairvoyant. Par ses satires et par ses fables, Mihaïlovski, homme d’une grande rigueur de caractère, a voulu imposer à ses contemporains un idéal moral plus élevé. Il demeure le plus grand poète satirique de la Bulgarie, avec des préoccupations métaphysiques d’inspiration chrétienne que reflète une partie de son œuvre. Nul n’a fustigé de traits aussi cinglants le régime du roi, la démagogie des politiciens, les journalistes sans talent ni conscience que ne l’a fait cet écrivain, souvent au mépris de sa carrière. Plus imprégné encore de culture française que Vazov et Vélitchkov, puisqu’il fut élève du lycée français de Constantinople et diplômé de l’université d’Aix-en-Provence, Mihaïlovski peut être considéré comme un des principaux promoteurs du rayonnement de la France en Bulgarie. L’un des premiers, il enseigna la langue et la littérature françaises à l’université de Sofia. Les écrivains de cette époque avaient en commun la conscience de leur rôle d’éducateurs, rôle qu’ils cherchaient à remplir par leurs œuvres et souvent par diverses activités de pionniers et d’animateurs. Assez nettement caractéristiques de cette tendance sont les écrivains, demeurés très populaires, Mihalaki Ghéorghiev (1852-1916) et Todor Vlaïkov (1865-1943). Ce dernier, influencé par l’idéal des «populistes», milita pour l’élévation du niveau culturel du paysan et l’amélioration de sa condition matérielle. Le poète des amours villageoises, Tsanko Tserkovski (1869-1926), a également consacré à ce même idéal une partie de ses activités.

Une querelle des Anciens et des Modernes

Vers la fin du siècle, un désir de renouvellement se fait sentir: il émane d’écrivains plus jeunes, tous nourris de culture occidentale et aspirant à des réalisations esthétiques d’un ordre plus élevé. Ces «jeunes» réagissent contre le courant traditionaliste de leurs prédécesseurs, et plus particulièrement contre la poésie d’un patriotisme exalté que personnifiait Vazov. Ils se proposent de rénover la littérature en l’arrachant à son contexte purement national et en lui imprimant une orientation plus universelle. C’est la revue Missäl (Pensée, 1892-1907), fondée par le Dr K. Krästev (1866-1919), qui deviendra la tribune des nouvelles tendances. Grâce à la personnalité et au talent exceptionnel de ses principaux collaborateurs, cette revue aura une très vaste audience et jouera un rôle de premier plan, guidant le goût du public et imposant des exigences sévères aux écrivains. La poésie que ces novateurs appellent de leurs vœux est une poésie riche de pensée, faisant de la prospection de l’âme humaine son principal objet, une poésie dont la forme soit aussi proche que possible de la perfection. Le noyau du cénacle des écrivains de La Pensée est formé par Krästev, Slaveïkov, Yavorov et Todorov, mais d’autres écrivains de talent apportent plus ou moins longtemps leur contribution à la revue. S’il est vrai que ces écrivains n’ont pas échappé aux reproches des «vieux», non plus qu’à ceux des critiques de gauche, s’ils ont pu être taxés par les uns et par les autres d’individualistes et d’aristocrates, il n’en demeure pas moins que la période où cette élite d’écrivains se rangea sous l’égide de La Pensée est l’une des plus heureuses et des plus riches de l’histoire des lettres bulgares.

Pentcho Slaveïkov

Le principal animateur de La Pensée est Pentcho Slaveïkov (1866-1912), fils du poète de la renaissance bulgare Petko Slaveïkov, dont il avait hérité l’esprit combatif et une conscience sans défaut. Critique littéraire d’une grande autorité et poète plus exigeant encore à l’égard de lui-même qu’à l’égard des autres, Pentcho Slaveïkov a marqué de sa forte personnalité les lettres bulgares de la fin du siècle dernier et du début de ce siècle. Grand admirateur de la culture française, mais formé surtout au contact des poètes et penseurs allemands comme Goethe, Heine, Nietzsche, il a voué un véritable culte à la puissance spirituelle qui s’exprime à ses yeux, non seulement par des géants des lettres et des arts comme Beethoven ou Michel-Ange, mais aussi en la personne d’humbles gens du peuple qui s’imposent à la foule par leurs dons ou par leur beauté morale ou physique. Tel est ce simple musicien de village, héros d’un poème admirable, qui, par les accents charmeurs de sa guzla, empêche les paysannes de moissonner, les laveuses de battre leur linge et les mères de préparer le repas; le vieux juge, séduit à son tour par sa musique envoûtante, ne peut lui non plus le condamner. Les plus attachantes de ses poésies sont celles où, avec un art exquis, il utilise les ressources des chansons populaires, renouvelant les rythmes et fixant à tout jamais certaines légendes et vieilles coutumes. Toutefois, Slaveïkov a lui-même payé son tribut à la veine patriotique, en voulant faire son chef-d’œuvre d’un poème épique en neuf chants, Kärvava pessen (L’Hymne sanglant), inspiré de l’insurrection d’avril 1876, dont les plus beaux vers sont consacrés à des scènes de genre et surtout au vieux Balkan, éternel et muet témoin d’héroïsme et de sacrifices, qui se dresse majestueusement derrière les agitations des hommes.

Peïo Yavorov

Modeste employé des postes, Peïo Yavorov (1878-1914) avait envoyé quelques poèmes à la rédaction de La Pensée. Ce fut une révélation pour Krästev et Slaveïkov. Émerveillés par l’étonnante richesse rythmique des vers et l’intensité de l’émotion, ces juges sévères et avertis n’eurent pas de peine à deviner en ce jeune homme d’une vingtaine d’années un très grand poète, celui que tous les poètes bulgares reconnaîtront plus tard comme leur maître. Âme inquiète et tourmentée, Yavorov cherche une foi. Cette foi, il crut pour un temps l’avoir trouvée en faisant sienne la cause des révolutionnaires macédoniens qui combattaient pour se libérer de la domination ottomane. Il se jette lui-même désespérément dans cette lutte qu’il sert par la plume et par les armes, risquant sa vie dans la montagne de Pirin. Cette expérience donna le jour à un cycle de très beaux poèmes, publiés sous le titre Chants des haïdouks. Après quoi, Yavorov se replie sur lui-même, faisant de son moi l’unique objet de sa poésie: «Il n’est, écrit-il, ni malheur, ni souffrance, ni vie en dehors de mon cœur.» En effet, si l’on met à part ces petits chefs-d’œuvre et quelques belles créations de jeunesse où vibre sa généreuse sympathie pour le paysan voué à un dur labeur, pour les exilés arméniens ou pour les déportés macédoniens, le reste de l’œuvre de Yavorov n’est que l’expression la plus directe de son être torturé de contradictions, la confession de ses déchirements les plus intimes. Mais c’est avec une beauté plastique dont on eût difficilement cru capable le vers bulgare avant lui, avec une musicalité qui n’avait jamais été atteinte et qui sera difficilement dépassée que des cris de douleur se sont échappés de son âme aux prises avec un désespoir sans issue. C’est un véritable hymne à la souffrance qu’élève ce prestigieux poète: «Que je m’élance vers les hauteurs ou que je tombe, je souffre toujours [...]. Dans la souffrance, j’ai usé ma vie à chercher peut-être la souffrance elle-même.» Fécondé dans son inspiration par le symbolisme français, mais resté toujours original, Yavorov n’a pas fait preuve d’une moindre originalité dans deux pièces de théâtre en prose, où il substitue le drame psychologique au drame historique qui était dans la tradition du théâtre de son pays.

Petko Todorov

Auteur, lui aussi, de quelques belles pièces de théâtre, Petko Todorov (1879-1916) est connu surtout par ses Idylles qui suffiraient à immortaliser le nom de cet écrivain sensible et délicat. Ce sont de courts récits, écrits dans une prose aux rythmes subtils et mettant en scène des êtres rêveurs ou révoltés, qui sont des paysans, quand ce ne sont pas des personnages mythiques, enfantés par l’imagination de ces paysans. Car, si les écrivains les plus représentatifs de La Pensée ont été souvent accusés d’être des aristocrates, ce n’est certes pas qu’ils aient manqué de tendresse envers le paysan, autour duquel ils ont créé une véritable mystique.

Aléko Konstantinov

C’est dans La Pensée qu’en 1894 Aléko Konstantinov (1863-1897) avait commencé la publication de son œuvre maîtresse Baï Ganiou, qui allait devenir un des livres les plus populaires en Bulgarie. Baï Ganiou est le héros d’une série d’histoires spirituelles où, avec un sourire amusé, l’auteur raille des défauts que lui-même, homme fin et cultivé, détestait particulièrement chez un certain type de petits bourgeois enrichis, dont l’apparition avait été favorisée par les nouvelles conditions économiques et sociales consécutives à la libération du pays. Provincial mal dégrossi, Baï Ganiou se rend dans plusieurs pays étrangers pour vendre son essence de roses, étalant partout son âpre parcimonie, son sans-gêne et la rusticité quelque peu caricaturale de ses manières. Il n’est pas un seul personnage fictif qui ait acquis auprès des Bulgares une popularité comparable à celle de Baï Ganiou, dont le nom évoque immédiatement pour eux un individu totalement dépourvu de finesse naturelle et d’éducation. Le succès de ce petit livre fut tel qu’il a peut-être porté ombrage à d’autres œuvres de ce conteur attachant et de ce journaliste doué que fut Aleko Konstantinov. C’est également dans La Pensée que Kiril Hhristov (1875-1944), poète d’un généreux talent, publia ses premiers vers qui, par leur sonorité et par une note voluptueuse d’épicurisme, apportèrent un souffle de fraîcheur dans la poésie bulgare.

La relève de l’entre-deux-guerres

Comme si un sort maléfique les eût frappés, les protagonistes de La Pensée disparurent tous prématurément. En 1912, Pentcho Slaveïkov mourait en Italie que, blessé dans son amour-propre, il avait choisie comme terre d’exil. Âgé à peine de trente-six ans, Yavorov mettait fin à ses jours en 1914, à la suite d’un douloureux drame familial, et, deux ans plus tard, Petko Todorov, le plus jeune du cénacle, s’éteignait en Suisse. Ainsi les lettres bulgares se trouvèrent soudain privées de leurs représentants les plus éminents, si l’on ajoute que Vazov, très affecté dans son patriotisme par le dénouement qu’eut pour la Bulgarie la Première Guerre mondiale, mourait à son tour en 1921, emporté par une crise cardiaque. Une atmosphère de malaise et de découragement pesait alors sur les esprits. Entrés en guerre pour obtenir la libération de leurs compatriotes de la Dobroudja et de la Macédoine, les Bulgares se voyaient non seulement déchus de leurs rêves, mais encore contraints de subir un traité de paix qui les amputait de nouveaux territoires et leur imposait de lourdes réparations. Des réfugiés affluaient des provinces retranchées vers les grandes villes, venant aggraver une situation économique précaire et accentuer le souffle de révolte qui secouait le pays. Une génération plus jeune d’écrivains, dont certains s’étaient manifestés avant la guerre, est appelée à prendre la relève.

Retour aux sources

Plutôt que de réagir contre leurs aînés, ces écrivains restent respectueux à l’égard de maîtres qui leur avaient frayé des voies et créé une tradition. Dans la littérature que ces nouveaux venus allaient créer, on est impressionné de voir s’imposer avec une insistance persévérante deux pôles d’attraction: le village et l’histoire nationale. Est-ce parce que, après les défaites et les désillusions, un retour aux sources était le geste le plus naturel? La terre des ancêtres, la vie simple du paysan apportaient peut-être du réconfort et redonnaient de l’espérance. Le passé, prestigieux en regard de la triste réalité, pansait bien des blessures. Toujours est-il que les meilleurs écrivains de cette époque sont des peintres du village et que tous se sont essayés dans les sujets historiques. Parmi ces écrivains se détachent les noms de deux conteurs dont l’œuvre a un coloris nettement réaliste: Elin Pelin et Yordan Yovkov.

Deux grands conteurs

Elin Pelin (1877-1949), dont une partie des œuvres avait été publiée avant la guerre, a su, d’un pinceau puissant, camper d’inoubliables portraits des paysans de son pays natal, ces rudes villageois de la région de Sofia que l’on appelle les Chopes. Il observe avec une sympathie non dissimulée leur vie faite de labeur et de privations, que, philosophiquement, ils acceptent avec beaucoup de résignation et souvent avec une pointe d’humour, l’âpre passion de la terre qui s’allie à un tendre attachement pour les bêtes, leurs fidèles compagnons, leur attitude peu révérencieuse envers le clergé et une nette animosité à l’égard de l’homme des villes. Certains de ses contes sont de vrais chefs-d’œuvre, comme, par exemple, Les Faucheurs, où l’on voit de misérables paysans, harassés de fatigue, se laisser emporter par la magie des contes avec la complicité d’une belle nuit d’été. Toutefois, la personnalité qui domine cette période est Yovkov (1880-1937), maître incontesté de la prose bulgare, dont son œuvre offre les modèles les plus achevés. Une atmosphère prenante de poésie se dégage de ses contes et de ses romans, à travers l’existence quotidienne de ses personnages, qu’il situe le plus souvent dans les villages de la Dobroudja. Car la plus grande partie de l’œuvre de Yovkov est une évocation nostalgique de cette terre de la Dobroudja qu’il a aimée dès son enfance, avec ses plaines dorées, avec ses routes blanches où chantent les chariots bariolés, cette terre où la douceur du ciel se confond avec la douceur des hommes. Plutôt qu’au pittoresque extérieur, c’est à l’homme que s’attache la fine observation de cet écrivain, et, dans l’homme, à ce qu’il y a de plus noble, de plus profond, de plus vrai. L’œuvre de Yovkov exalte la beauté, en particulier la beauté féminine, qui est capable de transfigurer la vie de toute une famille, de tout un village, et à la fascination de laquelle nul n’échappe, ni les paisibles paysans, ni les farouches haïdouks qu’il a dépeints dans les Légendes de la Stara Planina (1927), où sont réunis les plus poétiques de ses contes. Parmi les plus doués des écrivains paysanniers, on peut citer les noms de Konstantin Petkanov (1891-1951), Anghel Karaliitchev (1902-1972), Kroum Velkov (1902-1960), Ghéorghi Karaslavov (1902-1980). En revanche, Ghéorghi Stamatov (1869-1942) a centré son intérêt sur la bourgeoisie des grandes villes, qu’il voit d’ailleurs sous les couleurs les plus sombres. C’est également la vie de la cité qui a trouvé un écho dans les œuvres de Dimitär Chichmanov (1890-1945), Konstantin Konstantinov (1890-1970), Ana Kaménova (1894), Vladimir Polianov (1899), Svétoslav Minkov (1902-1967). La petite ville, avec ses types savoureux et ses menues intrigues, a alimenté l’œuvre originale d’un conteur particulièrement doué, Tchoudomir (1890-1967) qui, comme écrivain humoristique, occupe une place de choix. Si, pendant cette période, l’histoire a tenté presque tous les écrivains, c’est d’elle que plusieurs d’entre eux ont fait la principale matière de leurs œuvres. Tel est le cas de Nikolaï Raïnov (1889-1954), penseur mystique, habile à ressusciter l’histoire ancienne et les vieilles légendes bulgares dans une prose qui captive par sa musicalité et par l’originalité de ses images; de Stoïan Zagortchinov (1889-1969), qui allie dans ses romans des scrupules d’historien à des dons d’artiste raffiné; de Fany Popova-Moutafova (1902-1977), qui s’attache, elle aussi, avec un grand souci de la documentation historique, à faire revivre la Bulgarie médiévale. Au théâtre, la comédie de mœurs et la satire sociale ont connu de brillants succès avec Stéfan Kostov (1879-1939).

Un courant symboliste en poésie

Dans le domaine de la poésie se rencontrent, entre les deux guerres, un courant symboliste, un peu tardivement éclos, enrichi de l’expérience des symbolistes français, allemands et russes, et une poésie à tendances sociales dont la naissance est favorisée par les conditions économiques particulièrement difficiles ainsi que par le rayonnement qu’exerçait la révolution d’Octobre. Le symbolisme avait fait ses premiers pas en Bulgarie avec Yavorov, dont certains poèmes peuvent être considérés comme des modèles de cet art. Si plusieurs des poètes symbolistes s’étaient déjà manifestés, c’est toutefois au lendemain de la guerre que le symbolisme s’affirmera comme une doctrine littéraire nouvelle, avec des revues et des poètes qui se réclament de lui. L’art de ces poètes, s’il s’apparente à celui des symbolistes occidentaux par la recherche de la perfection technique, par l’originalité des images et surtout par une riche musicalité, n’en acquiert pas moins en Bulgarie des caractères qui lui sont propres, en particulier un plus grand souci d’éviter l’hermétisme et de communier avec la vie du pays sur le plan à la fois matériel et moral. C’est ainsi qu’une nette coloration patriotique marque certains des meilleurs poèmes de Téodor Traïanov (1882-1945) qui, par son vigoureux talent, s’imposa comme chef d’école. Plus que tout autre, Nikolaï Liliev (1885-1960), fortement influencé par le symbolisme français, a cultivé, dans ses vers limpides, le raffinement et le goût de la perfection formelle. Bien qu’il ait disparu longtemps avant ces deux poètes de valeur, Dimtcho Débélianov (1887-1916), tué pendant la guerre, demeure celui de tous les symbolistes que les nouvelles générations lisent le plus, attirées par la musique de ses vers et par l’émotion qui s’en dégage. Une mention spéciale doit être faite de Ghéo Milev (1895-1925), qui fut tout d’abord un théoricien du symbolisme et du modernisme en général, mais dont le nom reste lié aujourd’hui au long poème Septembre, où il chante la sanglante insurrection bulgare de septembre 1923, à laquelle ont consacré de très beaux vers Assen Raztsvetnikov (1897-1951) et Nikola Fournadjiev (1903-1968). Mais les représentants les plus connus de la poésie prolétarienne sont Hristo Smirnenski (1898-1923) et Nikola Vaptsarov (1909-1942). Issu d’une famille qui avait dû quitter en 1913 sa Macédoine natale pour se réfugier à Sofia, Smirnenski connut de bonne heure la vie difficile des pauvres, habitant un des quartiers périphériques de la capitale. Il exprimera, en des vers bien frappés, sa sympathie pour les déshérités du sort, ainsi que l’enthousiasme que lui inspire la révolution russe et sa foi en l’avènement du socialisme. C’est cette même foi que chante Vaptsarov, qui sacrifia sa vie à son idéal révolutionnaire, mais avec un talent plus mûr et avec un souci supérieur de la forme qui le préserve de toute banalité, de toute rhétorique facile et fait de lui un grand poète. En marge de ces deux courants créés par le symbolisme et la poésie prolétarienne se situe le puissant génie créateur d’une femme, Elissavéta Bagriana (1893).

Contrefeux au réalisme socialiste

Avec l’instauration du régime communiste à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la vie culturelle du pays a été profondément bouleversée. En littérature, le choc fut particulièrement brutal. Les œuvres des écrivains classiques, les valeurs les plus sûres se sont trouvées entachées de nationalisme, d’individualisme ou tout simplement d’idéalisme, tandis que le réalisme socialiste était érigé en dogme. Les sujets dignes d’être traités seront réduits à la célébration des exploits de l’Armée rouge, à la naissance de l’homme nouveau, à l’enthousiasme que suscite la collectivisation des terres chez les villageois dépossédés, ou encore au mouvement insurrectionnel de septembre 1923, inspiré par l’U.R.S.S., qui a échoué. Jamais gouvernement n’avait prodigué autant de faveurs aux écrivains soumis, ne leur avait témoigné autant de sollicitude. Le résultat se réduisit à des œuvres d’une désolante médiocrité. Peu à peu, cependant, le carcan se détend. Les écrivains classiques: Vazov, Slaveïkov, Yavorov, Yovkov sont réhabilités et connaissent de nouvelles éditions. Quelques écrivains de talent arrivent à publier leurs œuvres, très éloignées de l’époque contemporaine. Deux noms émergent: Dimitar Talev (1898-1966) et Emilian Stanev (1907-1978). Dans une trilogie Le Chandelier de fer (1952), La Sainte Élie (1953), Les Cloches de Prespa (1954), Talev évoque, avec une sérénité épique, la vie dans une province macédonienne de la fin du XIXe siècle, alors que s’intensifie la lutte pour la libération de l’emprise grecque qui pèse sur l’Église. Au centre de cette œuvre, l’auteur place une famille dont il suit la vie pendant trois générations. Emilian Stanev, lui, consacre au Moyen Âge bulgare ses deux livres: La Légende de Sibin, prince de Preslav, roman d’une grande beauté picturale, et l’Antéchrist, œuvre située à un moment où des hérésies – bogomilisme et hésychasme – déchirent le pays. Mais Emilian Stanev ne reste pas confiné dans le passé: après plus de dix ans d’enquêtes et de recherches, il publie un volumineux roman, Ivan Kondarev, où il recrée l’état d’esprit des Bulgares après la Première Guerre mondiale, lorsque pèse sur eux la paix de Versailles. Un autre roman important et qui a valeur de test, Le Tabac (1951), est dû à Dimitar Dimov (1909-1966). L’auteur met face à face la bourgeoisie enrichie par le commerce du tabac et les ouvriers d’une usine qui, à la veille de la dernière guerre, commencent à représenter une force réelle. Malgré une certaine libéralisation, Dimov sera obligé de gommer quelques passages jugés trop favorables à la bourgeoisie et d’ajouter un chapitre sur les ouvriers.

L’histoire a toujours exercé une attraction sur les écrivains. Anton Dontchev (1930) publie un roman: Temps de partage, consacré à l’islamisation forcée des Bulgares des Rhodopes au XVIIe siècle, et Ghentcho Stoev (1925) consacre son roman, Le Prix de l’or, aux événements liés à l’insurrection d’avril 1876. Vera Moutaftchiéva s’inspire, elle aussi, de l’histoire, qu’elle traite de manière plus personnelle. Un succès éclatant accueille Contes sauvages, le recueil de nouvelles de Nicolaï Haïtov (1919), qui se caractérise par la nouveauté de son écriture et l’évocation pleine de fraîcheur des mœurs et du langage des paysans rhodopiens. Quant à Jordan Radickov (1929), il s’attache à l’homme primitif, et, mêlant le réel et le fantastique, crée des personnages souvent dérangeants. Là encore, comme chez Haïtov, se fait sentir un fort penchant pour l’esprit folklorique. Le roman a connu un succès enviable parmi les lecteurs, qu’il soit d’inspiration réaliste, philosophique, allégorique. Parmi tant d’auteurs, retenons quelques noms: Pavel Vejinov (1914), Ivaïlo Pétrov (1923), Blaga Dimitrova (1922). Cette dernière tient aussi une place de choix parmi les poètes contemporains. Un fait curieux est à noter: malgré la libéralisation qui en littérature précède de loin le changement de régime politique, un des derniers romans de Blaga Dimitrova, Le Visage (1981), qui n’a rien de particulièrement révolutionnaire, a été mis à l’index et a disparu des librairies. Sur la poésie souffle un large vent de liberté. Les poètes expriment de manière directe ou plus sophistiquée leurs sentiments les plus intimes. Citons Valéry Pétrov, Lubomir Levcev, Pavel Matev, Andreï Guermanov, Bojidar Bojilov, Vania Petkova, Ivan Davidkov et d’autres. Blaga Dimitrova et Nikolaï Kancev se distinguent par des œuvres de plus grande densité de pensée. Les événements de 1989 ont permis aux écrivains de renouer avec une grande liberté d’expression. Mais du temps sera nécessaire pour que de nouveaux courants littéraires puissent s’imposer.

Retour en Haut de la page
Fermer cette fenêtre  Imprimer cette page

Ce site est enregistré auprès de la CNIL sous le numéro 746623 & hébergé par  AMEN.FR
© Marilyn Monroe, LLC c/o CMGWorldwide
Tous droits réservés © 1998-2018 Erich DEPUYDT
Notice Légale
ED  30-10-2013
Free counter and web stats